Ryan J. Sloan et Ariella Mastroianni, réalisateur et actrice de « The Gazer » : « On a fait ce film parce qu’on ne trouvait pas notre place dans le paysage cinématographique »

Totalement inconnus avant la dernière édition de Cannes (leur film avait été présenté à la Quinzaine des cinéastes), le cinéaste Ryan J. Sloan et sa coscénariste et actrice Ariella Mastroianni frappent fort avec « The Gazer », leur premier long métrage entièrement autofinancé. Avec une esthétique rétro, qui convoque le cinéma des années 1970, ce thriller hallucinatoire (en salles le 23 avril) raconte habilement la dissociation de son héroïne, mère d’une petite fille, en fuite avec le monde qui l’entoure. Entretien croisé avec deux artistes émergents du cinéma indépendant américain.


© Amy Muir
© Amy Muir

The Gazer se présente dès son premier plan comme un thriller étrange où l’écoute est indispensable pour Frankie qui souffre de dyschronométrie dont les symptômes se manifestent par un retard dans l’initiation d’un mouvement. Cette maladie dégénérative a-t-elle à l’origine de ce projet ?

Ryan J. Sloan : Pas vraiment. Ariella et moi avons d’abord revu beaucoup de films qui nous ont inspirés, comme Le Troisième Homme de Carol Reed (1949), Conversation secrète de Francis Ford Coppola (1974), Blow Out de Brian De Palma (1981). Nous les avons en quelque sorte révisés pendant la pandémie du Covid. On s’est dit qu’il fallait profiter de cette occasion pour enfin réaliser le film qu’on rêvait de faire.

Ariella Mastroianni, vous avez participé à l’écriture du scénario. Est-ce que ça vous a aidée à vous projeter dans ce personnage ?

Ariella Mastroianni : Même si nous savions que j’allais jouer le rôle, nous n’avons pas écrit pas un rôle qui m’était proche. Frankie est très éloignée de ce que je suis, et c’est ce qui a rendu le défi amusant et excitant. Elle s’est construite à partir de personnages comme celui de Jeon Jong-seo dans Burning [de Lee Chang-dong, 2018. Ce personnage énigmatique apprend la pantomime en même temps qu’il enchaîne les petits boulots, ndlr] ou encore celui de Ripley dans Alien, le retour [dans ce film culte de James Cameron, sorti en 1986, l’héroïne, qui a perdu sa fille, fait un transfert et projette sa maternité sur une orpheline, ndlr].

Comme en réponse au titre, la mise en scène se place souvent à la hauteur du regard de son héroïne. Pensez-vous que son regard est le seul moyen pour elle de faire un lien avec le réel ?

R.J. S. : Oui ! C’est quelqu’un qui est forcé de vivre une vie analogique dans un monde numérique. Je pense que Frankie utilise le voyeurisme comme un moyen de combattre sa maladie. Elle observe d’autres personnes, les étudie et en imagine ce qu’elles font, où elles vont et qui elles sont. C’est un moyen pour elle de rester en vie.

Vous évoquez beaucoup de films des années 1970 et 1980. Comment avez-vous travaillé l’identité visuelle du film, qui se distingue d’abord par l’utilisation du 16mm ? Avez-vous préparé le tournage avec un storyboard ? 

R J. S. : J’ai storyboardé tout le film, du début à la fin, et vu que nous tournions sur pellicule et que nous n’avions pas d’argent [le film a été tourné avec un budget de 80 000 dollars, ndlr], il était impératif de tout répéter et savoir exactement où nous allions placer la caméra. L’atmosphère du film, c’était vraiment un miroir de la façon dont je voyais le New Jersey, parce que c’est là qu’Ariella et moi avons grandi [avant d’entamer leur carrière dans le cinéma, Ryan J. Sloan travaillait comme électricien et Ariella Mastroianni au Angelika Film Center à New York. Ils travaillent et vivent maintenant ensemble, ndlr].

A.M. : Nous voulions créer deux univers visuels pour distinguer d’un côté la vie extérieure, sociale de Frankie, et de l’autre sa vie personnelle, qui est pour elle vécue comme un véritable cauchemar.

R. J.S. : Sidney Lumet, qui est l’un de mes réalisateurs préférés, pensait qu’il fallait établir des règles quand on faisait un film. Par exemple, quand il a fait Douze hommes en colère, Lumet resserre progressivement les objectifs de la caméra au niveau des yeux des personnages, de sorte qu’on a l’impression que le plafond s’effondre littéralement sur eux. Avec The Gazer, nous filmions à l’épaule les séquences extérieures mais lorsque nous sommes dans l’appartement de Frankie, la caméra reste immobile. Avec ces aspects techniques, on voulait vraiment essayer de séparer ces deux mondes [le monde réel, âpre socialement et dans lequel Frankie tente désespérément de retrouver la garde de sa fille qui vit chez sa grand-mère. De cet environnement, la mise en scène glisse sinueusement vers un monde hallucinatoire qui donne forme aux traumatismes de son héroïne, ndlr].

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The Gazer de Ryan J. Sloan

Est-ce que l’utilisation de l’argentique a été une difficulté ? 

R.J. S. : Les films avec lesquels j’ai grandi ont tous été tournés sur pellicule, c’est donc plus un rite de passage qu’autre chose. Au lieu de considérer l’argentique comme un défi, on était justement enthousiasmés par les limites que ce type de support impose.

A.M. : Vu que nous autofinancions le film et qu’on ne tournait que lorsqu’on avait de l’argent de côté, il fallait s’adapter avec ces restrictions budgétaires. En fait, nous ne faisions qu’une ou deux prises. Ryan savait exactement ce qu’il voulait et les moments qu’il voulait. Nous avons donc pu économiser en étant précis sur la manière dont on utilisait l’argentique.

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The Gazer de Ryan J. Sloan

Le design sonore et spécifiquement la musique participent à l’ambiance horrifique et psychologique du film. Comment avez-vous travaillé avec le compositeur Steve Matthew Carter ?

R. J. S. : Nous lui avons parlé du film avant même d’avoir écrit le moindre mot, il a écrit la musique avant même qu’il y ait un scénario. En fait, avoir la musique au préalable nous a permis de rappeler à l’équipe pendant le tournage [qui s’est écoulé sur deux ans et demi, ndlr] ce que nous cherchions à faire.

A.M. : J’ai l’impression que la musique apporte autant d’informations que l’intrigue elle-même, comme s’il s’agissait d’un élément essentiel au film. Et j’aime la façon dont il a façonné le même arc narratif dans son instrumentation, entre un saxophone plus organique et une musique électronique plus technique et grinçante.

« Les artistes américains qui se rebellent contre les studios et les magnats de la technologie vont se développer »

•  Ryan J. Sloan

J’observe depuis quelques années l’essor d’un nouveau cinéma indépendant américain, avec des films réalisés avec des moyens plus modestes, sans pour autant manquer d’ambitions esthétiques. Êtes-vous de cet avis ?

R. J.S. : C’est subtil, mais je pense que les cinéastes et les artistes américains qui se rebellent contre les studios et les magnats de la technologie, contre ceux qui utilisent des algorithmes et des outils numériques, vont se développer, et feront le cinéma qu’ils veulent faire. Les gens veulent voir des histoires originales, ils veulent se voir représentés à l’écran. C’est un mouvement qu’on peut voir se développer.

A.M. : Je dirais aussi que Ryan et moi avons fait ce film parce que nous avions l’impression de ne pas savoir comment trouver notre place dans le paysage cinématographique. Il semblait très difficile d’y entrer, mais on réalise aujourd’hui que le film bénéficie d’un grand soutien. Je pense que c’est notre réponse, comme l’a dit Ryan, à l’emprise des studios sur l’industrie.

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Cela fait un an que The Gazer a été présenté à la Quinzaine des cinéastes à Cannes. Quels sont vos projets à venir ? 

R.J.S. : On ne peut pas en dire trop, mais The Gazer est l’un des trois volets d’une trilogie que nous sommes en train de préparer. Une trilogie autour du voyeurisme, qui se déroulera toujours dans ce même univers.

The Gazer de Ryan J. Sloan, UFO (1 h 56), sortie le 23 avril