QUEER GAZE · Aloïse Sauvage & Fatima Daas : « On a eu la sensation d’avoir vécu – chacune à sa manière – un enfermement médiatique »

La musicienne et actrice allie son grand talent à celui de l’écrivaine prodige, révélée à 25 ans avec son roman La Petite Dernière (adapté par Hafsia Herzi, dans un film sélectionné en Compétition à Cannes 2025), pour une lecture musicale, Mes lèvres sur tes yeux, composée à quatre mains sur le thème du désir lesbien, à découvrir du 17 au 19 avril à la Maison des Métallos. L’occasion idéale de faire dialoguer ces deux artistes intenses, qui bousculent les représentations, autour des images de cinéma qui ont jalonné leur construction.


Aloïse Sauvage & Fatima Daas
© Alessandro Clemenza

Queer Gaze est  la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+

Quelle est la toute première image, vue au cinéma ou à la télévision, qui a résonné avec votre identité queer ?

Fatima Daas : Je me souviens que je devais avoir 5 ou 6 ans quand j’ai vu sur MTV le clip All the things she said de t.A.T.u [sorti en 2000, réalisé par Ivan Shapovalov, le manager du groupe, ndlr], la toute première fois, ça m’a tout de suite fait quelque chose que je ne pouvais pas vraiment identifier. Après cette découverte, à chaque fois que la chanson passait à la télé, je savais ce qui allait se passer, j’étais gênée, je me demandais si mes sœurs aussi avaient retenu ce clip et si elles savaient elles aussi que deux femmes allaient s’embrasser sous la pluie. La gêne que j’ai ressentie à chaque fois, c’était la gêne d’une enfant qui sentait qu’on pouvait « la repérer », comme si quelque chose avait déjà pris place mais qu’à la vue de ces filles qui s’embrassaient sous la pluie, il y avait quelque chose qui venait se confirmer, que je ne savais pas encore nommer.

Aloïse Sauvage : J’ai découvert mon identité queer tellement sur le tard que je me suis surtout identifiée jusque-là à des personnages qui me semblaient libres et à côté des codes auxquels je semblais devoir appartenir. Il n’était pas encore question de sexualité mais plus de genre, de représentation à soi. C’était souvent des garçons. Forcément, je dirais Billy Elliot. Quand le film sort [en 2000, réalisé par Stephen Daldry, ndlr], je dois avoir 7 ans environ. Je le cite encore aujourd’hui comme étant un de mes films préférés. Je m’identifiais à ce jeune garçon, boxeur malgré lui qui se rêve danseur classique. Moi, à l’inverse, une fille entourée de garçons se rêvant championne de breakdance. Ce bug dans le système genré, dans ce qu’on « attendait » d’une fille de mon âge. J’étais petite pour mon âge, me suis développée tardivement, ce qui a accentué cette manière d’être au monde si peu « sexualisée ». Je ne me suis jamais posé réellement la question de mon désir jusqu’à ce que je tombe amoureuse d’une fille pour la première fois. Et que je comprenne que j’étais queer depuis toujours sans le savoir.


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Ensuite, quelles images queer vous ont accompagnées en grandissant ?

F. D. : À partir de mes 15 ans environ, j’ai commencé à taper sur internet : « romances lesbiennes », j’ai regardé tout ce que je pouvais trouver facilement, sans payer, sans télécharger, sans garder de trace, en streaming. Imagine you & me[d’Ol Parker, 2006, ndlr] avec Lena Headey, Below her Mouth [d’April Mullen, 2016, ndlr] avec Erika Linder, Loving AnabelleThe World Unseen [de Shamim Sarif, 2007, ndlr], The L Word [la série d’Ilene Chaiken, 2004-2009, ndlr]… À cet âge-là, j’avais juste besoin de savoir que ça existait, peu importe comment, qui, pourquoi, stéréotypés ou pas, relations d’emprise ou pas…  J’avais juste envie de voir des femmes s’aimer.

The L World © Showtime
The L World © Showtime

A. S. : Dis-toi que je n’ai jamais regardé The L World. Quand je dis ça, souvent, on me regarde vraiment avec stupéfaction. Il faudrait que je regarde, pour ma culture. Franchement, j’ai du mal à répondre à cette question. Encore une fois, puisque la question de mon lesbianisme n’était pas une option – ce n’était même pas une question, c’est comme si tout cela n’existait pas, aucune connaissance proche ne l’était, aucun modèle connu qui aurait pu me donner l’espace de penser à cette éventualité pour moi-même -, je dirais que je résonnais surtout beaucoup inconsciemment avec des images de femmes « fortes », qui semblaient agir librement, sans se soucier du regard de l’homme. Également des femmes qui ne répondaient pas forcément aux stéréotypes de beauté qu’on voyait défiler dans les magazines. Je pense à Diam’s là tout de suite. Je dois avoir 9 ans quand elle explose avec « DJ » [son tube de 2003, ndlr]. Et quand je l’ai vue débarquer avec ses cheveux courts, au-delà de ses textes puissants, ça m’a fait du bien. 

Quelle est la première représentation queer positive que vous ayez vue ?

F. D. : Petit à petit, je suis devenue plus exigeante. Les romances lesbiennes qui satisfaisaient les hétéros ne me touchaient plus, je n’arrivais plus à adhérer aux trames narratives où tous les personnages homosexuels sont en dépression ou finissent par se suicider, les représentations caricaturées de genre et d’homosexualité, c’était plus possible non plus. Des personnages homosexuels qui ne politisent pas du tout leur homosexualité… J’avais besoin de plus. Je crois que la première représentation qui a changé la donne, c’était Moonlight de Barry Jenkins [qui a remporté entre autres l’Oscar du meilleur film en 2017, ndlr]. J’avais 20 ans, c’est un film qui m’est resté, il y avait quelque chose de doux, de juste que je n’avais pas forcément trouvé jusque-là. Le personnage de Chiron qu’on suit de l’enfance à l’âge adulte, la découverte de son homosexualité, sa vie dans un quartier chaud de Miami, sa sensibilité… je trouvais que c’était un film qui arrivait à éviter certains écueils pas évidents quand on parle à la fois de drogue, d’homosexualité, de pauvreté… Puis il y a eu Rafiki, réalisée par Wanuri Kahiu, quand j’en avais 22, et le court métrage Baltringue de Josza Anjembe deux ans plus tard. 

Moonlight © A24 / DCM / David Bornfriend

A. S. : J’aurais pu dire Moonlight aussi. Ce film m’a vraiment touchée profondément. Je l’avais même présenté en 2023 lors d’une séance de cinéma queer où on m’avait demandé de choisir un film qui m’avait marquée. Je me rends compte que j’ai très peu d’exemples d’images ou d’œuvres lesbiennes qui me viennent en tête spontanément, à part des livres maintenant, qui sont mes sources principales d’apprentissage et de représentation. J’ai déjà 19 ans quand je découvre Tomboy de Céline Sciamma. Il me fait la même sensation dans le cœur que lorsque j’avais découvert Billy Elliot à 7 ans. Ma première petite amie était fan d’Ellen Degeneres. Elle était flamboyante et menait son émission de télé en étant ouvertement lesbienne. C’était un sacré exemple positif. Elle m’avait aussi fait découvrir Elliot Page, qui avait explosé dans le film Juno [Jason Reitman, 2008, ndlr]. Ça résonnait pour moi : on pouvait réussir au cinéma en étant queer.

Tomboy
Tomboy © Pyramide Distribution

Comment vous êtes-vous rencontrées, l’une et l’autre ?  

F. D. : En 2024, avec Aloïse, on a reçu une invitation pour un entretien croisé de la revue La Déferlante, créée et dirigée par des femmes et qui donne la parole aux femmes et aux minorités de genre et visibilise leurs vécus et leurs combats. On a toutes les deux accepté, on a échangé plusieurs heures autour de nos parcours artistiques, on a parlé du contexte politique en France, on s’est découvertes.

A. S. : Bien que différentes sur de nombreux aspects, beaucoup de similitudes nous liaient de manière évidente. Le feeling est passé tout de suite. J’ai ressenti que Fatima aurait pu être une de mes amies si j’avais eu la chance de la rencontrer avant. Un truc dont je me souviens qui était fort lors de cette rencontre, c’est la sensation d’avoir vécu – chacune à sa manière – un enfermement médiatique à un moment donné. Une mise en cage/case subie. On se comprenait. Et puis… un amour immense et commun pour le rap !


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Comment en êtes-vous venues à cette idée d’écrire et de faire cette performance/lecture musicale ensemble ?

F. D. : Quelques mois après, La Déferlante nous a proposé de faire une rencontre publique. On avait carte blanche pour le lancement de la revue à Marseille dans le cadre du festival littéraire Oh les beaux jours. Le thème, c’était l’amour lesbien, alors plutôt que de faire une table ronde et de discuter, on a décidé de faire ce qu’on préférait : écrire. On a écrit des textes qu’on a lus, et qui se sont entremêlés aux chansons du répertoire d’Aloïse. On a été accompagnées par le pianiste Mathieu Epaillard. On a kiffé. Depuis, cette lecture a suscité pas mal d’intérêt, alors on a eu envie de revivre l’expérience en essayant de l’améliorer.

A. S. : On a écrit vite et de manière fluide sur ce qui nous traversait à ce moment-là, sur ce fameux thème du désir lesbien. Je savais que l’ajout de la musicalité de mon pianiste Mathieu apporterait une touche poétique non négligeable et donnerait encore plus de corps à ce qu’on dirait sur scène. Pour les trois représentations à la Maison des Métallos, on est reparties de zéro et avons entièrement réécrit de nouveaux textes. De l’inédit à chaque fois ! 

c Alessandro Clemenza
© Alessandro Clemenza

Comment décririez-vous Mes lèvres sur tes yeux ?

F. D. : La dernière fois, Aloïse m’a dit qu’elle trouvait que ça parlait d’amour au sens large, je trouve ça juste. On raconte de manière intime ce que ça fait d’être lesbienne. Pour moi, d’être une personne queer racisée en France. On parle de ce que ça fait de tomber amoureuse, de vivre une rupture, ou de ne pas réussir à se séparer, on parle de coming-out, ou du refus du coming-out, on parle d’homophobie intériorisée… 

A. S. : J’aime bien l’idée d’un baiser qu’on dépose sur nos yeux et sur les yeux de celleux qui nous ressemblent. Oui, ce qu’on voit et subit en tant que minorités est loin d’être de tout repos mais on s’enveloppe d’amour le temps d’une soirée en partageant notre histoire qui, je n’en doute pas, fera écho à beaucoup. 

Comment les images queer vues en grandissant vous influencent aujourd’hui ? Pour ce spectacle, et plus largement dans votre travail ?

F. D. : C’est difficile à dire pour moi, à quel endroit les images queer ont influencé mon travail. J’ai le même problème quand on me demande en littérature ce qui m’a influencée. Je ne le localise pas précisément. Je dirais que le manque d’images queer m’a donné envie d’en créer. Le manque ou les représentations qui me paraissaient erronées.  Le manque de représentation de personnes queer racisées, musulmanes, de quartiers, racontés par des personnes concernées, échappant au maximum aux clichés, c’est quelque chose qui m’a manqué, alors j’ai eu ce besoin de raconter les trous, les manquements, tenter d’approcher une vérité, une justesse, une sincérité. C’est plus à partir du sentiment de manque que je crée, je crois. Je pense aussi que les images queer m’ont fait comprendre que je n’étais pas seule et que le travail à faire était collectif. 

A. S. : Je comprends ce que dit Fatima. J’ai aussi grandi sans images queer, sans appartenance à une communauté, sans immersion dans des lieux LGBTQIA+, sans construction réelle d’une culture queer. Je me suis découverte lesbienne et j’ai été médiatisée peu de temps après. Je suis devenue moi-même une possible image et représentation queer, par le partage de mon récit personnel en chansons, alors même que je le découvrais chez moi. Dans tous les cas, je dirais que ma queerness influence complètement mon travail. Je cherche dans mes chansons à célébrer ma fluidité, à embrasser la diversité de nos identités, à remettre en question, encore et toujours, les normes imposées. J’espère participer humblement et dans le temps à l’imagerie queer collective.

Mes lèvres sur tes yeux de Fatima Daas et Aloïse Sauvage, du 17 au 19 avril à la Maison des Métallos


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