Rose Lamy : « Dans le casting sauvage, on retrouve un regard bourgeois. »

Avec son essai intime « Ascendant beauf » (à paraître le 25 avril au Seuil), Rose Lamy (le compte Instagram @preparez_vous_pour_la_bagarre) poursuit son décryptage des cons-tructions sociales en interrogeant des formes de dominations cultu-relles, notamment véhiculées par le cinéma.


Rose Lamy © Marie Rouge
Rose Lamy © Marie Rouge

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cet essai ?

J’aime analyser les figures de nos récits sociaux [Dans En bons pères de famille, paru en 2023, elle démontrait comment la figure du « bon père de famille » maintenait l’omerta sur les violences intrafamiliales, ndlr] et j’ai buté sur celle du beauf. Je la voyais partout, mentionnée notamment dans les milieux de gauche. « Ce sont des beaufs », la «beauferie »… Je ne comprenais pas bien qui était ce « beauf », mais j’avais l’intuition d’y correspondre. Par mon origine sociale, mes études, mes goûts.

Comment définir cette figure ?

Elle a été dessinée par Cabu en 1972 [dans les pages du journal Hara-Kiri, ndlr]. Elle était l’incarnation d’une humeur de la société française post-soixante-huitarde et il l’a juste matérialisée sur papier. Le « beauf » est bedonnant, il a une moustache, s’habille en marcel, a un visage fruste. Politiquement il est à droite ; il est raciste, sexiste, contre l’écologie. Aujourd’hui, c’est le fameux « tonton raciste » qu’on imagine aux dîners de Noël.

Mon beauf' - tome 1 de Cabu (1976)
Mon beauf’ – tome 1 de Cabu (1976)

Votre analyse de la figure du beauf vous amène à critiquer la pratique du casting sauvage, qui consiste à faire jouer dans des films des non-professionnels repérés dans l’espace public…

Pendant mes recherches, j’ai compris qu’il y avait deux facettes du mépris social. Le mépris assumé, qui consiste à dire de manière frontale que certaines personnes sont bêtes, ignorantes et qu’elles méritent leur sort.

Dans les milieux culturels, il y a une autre forme de mépris : un regard bourgeois dans l’art, que l’on retrouve dans le casting sauvage. Il y a cette idée que ce regard est universel et neutre, et qu’à partir du moment où il va mettre en scène des personnages dans un décor, on accéderait à une forme de vérité. Le recours au casting sauvage part d’une bonne intention : celle de restituer le réel. Mais c’est aujourd’hui l’aveu d’une méconnaissance. C’est l’intention de représenter sans faire l’effort de connaître.

C’est-à-dire ?

Le cinéma de fiction suppose qu’on demande à des acteurs formés d’incarner des personnages écrits. Dans le cas du casting sauvage, on engage de « vraies personnes » pour incarner des personnages fictionnels tout en étant elles-mêmes. Leur réalité ne compte pas, on projette sur elles un stéréotype.

Ces castings sont souvent organisés pour trouver des enfants ou des adolescents. Quelles problématiques est-ce que cela soulève ?

Un problème de déplacement, souvent social, qui peut être violent. On leur fait miroiter une ascension sociale ou un quart d’heure de gloire. Ils montent les marches à Cannes, sont nommés aux Révélations des César, puis on les lâche. Il y a un accaparement des corps, qu’on utilise comme des objets jetables. Et on ne penserait pas une seconde à faire un casting sauvage pour interpréter un homme bourgeois ou, par exemple, Bernadette Chirac. On aurait pu faire un casting dans toute la France pour trouver un sosie. Mais non, c’est Catherine Deneuve qui l’incarne [dans le film Bernadette de Léa Domenach, sorti en 2023, ndlr]. Le casting sauvage est un sort réservé aux personnages issus de classes populaires et des milieux ruraux.

Un ours dans le Jura de Franck Dubosc © Gaumont
Un ours dans le Jura de Franck Dubosc © Gaumont

Comment sortir de ce schéma-là ?

Il faut envisager ces personnages comme les autres. Un ours dans le Jura [de Franck Dubosc, sorti en janvier. Laure Calamy et le réalisateur y incarnent un couple de pépiniéristes embarqués dans des péripéties rocambolesques après un accident, ndlr] est un bon exemple. On voit que ce sont des gens de la classe populaire. Le décorum est parfaitement représenté, mais ce n’est pas le sujet. Les personnages ont des décisions à prendre, ils ne sont pas que des victimes de leur milieu.

Ensuite, si l’on tient à faire travailler des gens de classes populaires, c’est louable, mais il y a plein de castings, pas sauvages, à leur faire passer. Beaucoup d’acteurs issus de classes populaires n’attendent que ça et pourraient incarner des dictions et des accents qu’ils connaissent.

Ascendant beauf de Rose Lamy
Couverture du livre de Rose Lamy, publié au Seuil

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Ascendant beauf (Seuil), sortie le 25 avril

« Pour en finir avec le classisme », master class mk2 Institut, au mk2 Bibliothèque, le mardi 29 avril, à 19 h 30

Le compte Instagram de Rose Lamy, @preparez_vous_pour_la_bagarre

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