
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
Bambi : « Il n’y avait ni cinéma, ni télé à l’époque où j’étais en Algérie. J’ai grandi à Bordj Menaïel, un petit patelin perdu en Kabylie, qui est devenu une sous-préfecture aujourd’hui tellement la population a augmenté. J’avais ma famille, on était chez ma grand-mère, il y avait un beau jardin. On était très bien. À l’époque, je portais les robes de ma sœur. Ça s’est gâté avec l’école, j’y suis entrée à 6 ans. Ma mère m’a attrapée et m’a coupé les cheveux plus courts encore que je ne les avais. Elle a jeté la dernière robe que j’ai portée. C’était un drame pour moi. Après, il n’était plus question de robe du tout. J’ai dû attendre mes 18 ans.
En réalité, c’est ma mère qui m’a appris à lire et à écrire parce que je me bloquais sur l’école. Ma mère se bloquait dans l’autre sens, elle trouvait qu’il n’y avait rien de plus important que ça et elle faisait en sorte que j’apprenne mes leçons. C’était très laborieux. A partir d’environ 9 ans, j’ai commencé à m’y faire. J’ai adoré les livres. J’ai adoré le collège.
J’ai découvert le conte de La Petite Sirène [écrit par Christian Andersen en 1837, ndlr] par ma sœur aînée, qui lisait énormément. Elle travaillait très bien à l’école et elle m’a initiée à des tas de choses. Je me souviens de ce livre assez grand, pas luxueux, mais il y avait même des photos en couleur, ce qui est très curieux. Ça devait dater d’avant la guerre. Je me souviens de cette petite sirène, et de la mousse qui restait après elle, il ne restait plus rien d’elle à la fin. J’ai eu beaucoup de peine que ça finisse si mal et qu’elle ne puisse pas se marier avec son prince. Mais je ne peux pas dire que j’ai fait un rapprochement entre elle et moi.
En 1947 à peu près, je devais avoir 12 ans, le cinéma Stella a ouvert dans le village. C’était très rudimentaire, naturellement, mais on avait des films. Celui qui m’a le plus marquée, c’est Les Dames du Bois de Boulogne de Robert Bresson [1945, ndlr]. C’est une histoire racontée dans Jacques le Fataliste et son maître de Diderot [paru en 1785, ndlr]. Dans le film, j’ai vu cette fille, Agnès, jouée par Elina Labourdette, très sympathique et prostituée peut-être, mais en réalité assez pure. Elle danse chez elle, on voit qu’elle n’est heureuse que par la danse. Elle est avec un homme très bien [Jean, joué par Paul Bernard, ndlr] qui est amoureux d’elle, mais on se rend compte que c’était un piège.
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Elle est délaissée et l’homme apprend le jour même de son mariage, à la sortie de la cérémonie, qu’il a été manipulé [par l’héroïne, campée par Maria Casarès, qui veut se venger de Jean parce qu’il ne l’aime plus, ndlr]. Il surmonte sa déception et revient chercher Agnès. Par amour, il vient à elle et elle est sauve. J’ai vu une situation désespérée qui en réalité ne l’était pas. Le désespoir surmonté. Tout ça me donnait du courage.
Je n’ai pas pris ce personnage comme modèle. Je n’ai pas de modèle. Mais à l’époque, je me croyais seule au monde, avec des problèmes insurmontables. Après la suppression des robes, je suis beaucoup restée enfermée chez moi. J’étais dans une solitude absolue et quand je voyais des histoires qui se passaient bien, ça me plaisait beaucoup.
Plus tard, j’ai découvert Lamartine et les romantiques, j’ai adoré ces si beaux alexandrins. Je suis tombée sur son roman Jocelyn [écrit en vers et publié en 1836, ndlr]. Un homme déguise sa fille Laurence en garçon pour lui éviter d’être violée. Il la laisse en surveillance dans un couvent, où elle rencontre un homme [le héros, Jocelyn, ndlr]. Une amitié, des sentiments très forts se nouent entre eux. Ils ne comprennent pas comment deux garçons peuvent s’aimer autant.

Jusqu’au jour où Laurence a un accident de tombe à l’eau. Son ami doit lui enlever sa chemise, et il s’aperçoit qu’elle a des seins, que c’est une femme, et tout s’éclaire. On s’aime, c’est merveilleux. Ce n’est pas comme ça que finit le roman, mais c’est comme ça que je le faisais finir.
J’ai découvert qu’il avait été adapté au cinéma en regardant un des deux documentaires que Sébastien Lifshitz a faits sur moi [ce sont en réalité deux versions du même film, Bambi, dont la version courte de 58 minutes a reçu le Teddy Award du documentaire en 2013 et la version longue de 83 minutes a été diffusée sur Canal+ en 2021, ndlr].
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À partir de la seconde, maman m’a laissée en pension chez mon oncle et ma tante, qui tenait un café à Alger, parce que Bordj Menaïel était trop loin pour que je puisse aller tous les jours au lycée.
Le café, dans lequel je travaillais, était tout près du casino de la Corniche. Un jour, on m’a emmenée voir le Carrousel [un cabaret parisien très célèbre créé en 1947, ndlr]. J’ai vu Coccinelle [artiste emblématique du cabaret, l’une des premières personnes trans connues du grand public, ndlr] et tout ça. Je me suis dit : « J’ai plus de souci à me faire, j’ai plus besoin de trembler devant la vie, je vais pouvoir m’en sortir. »
À 17 ans, j’ai fait une fugue et je suis allée à Paris. J’ai dû rentrer tout de suite après car je n’avais pas 18 ans, on ne pouvait pas encore m’émanciper. À Alger, en attendant mon avion pour Paris, je suis entrée au hasard dans un cinéma et j’ai vu Gilda [de Charles Vidor, 1946, ndlr]. Rita Hayworth qui chantait ses chansons en faisant glisser son gant, ou bien le morceau « Amado Mio ». Tout ça m’avait plu. Je m’étais vue. Je me suis dit « mais voilà, c’est ça, il faut que je chante au cabaret ! »
Ça m’a enthousiasmée, je ne voyais que ça dans le film à l’époque. Depuis, j’ai vu tout autre chose. J’ai attendu mes 18 ans. Ma mère m’a donné une émancipation. Je suis retournée à Paris et j’ai travaillé chez Madame Arthur. Ça a duré vingt ans, avec des tournées dans le monde. Après, je suis entrée dans l’enseignement. »
: Livre Bambi. Une vie ordinaire (éd. Denoël, coécrit avec Anna Khachaturova), sortie le 2 avril
: Masterclass « Bambi. Mémoires d’une icône queer » au mk2 Beaubourg, le samedi 5 avril à 11h, organisée par mk2 Institut