Marie Kock, journaliste : « Bridget Jones réactive le mythe du prince charmant qui tombe amoureux de la souillon »

Après neuf ans d’absence, la girl next door la plus populaire du cinéma revient pour le quatrième volet d’une saga culte lancée en 2001 (« Le Journal de Bridget Jones ») avec « Bridget Jones : Folle de lui » (en salles le 12 février). À l’ère post-MeToo, qu’est-ce que cette héroïne, désormais veuve et mère de deux enfants, nous raconte sur les injonctions romantiques faites aux femmes ? On a exploré la question avec la journaliste Marie Kock, autrice de l’essai « Vieille fille – Une proposition » (La Découverte, 2022).


Renée Zellweger dans "Bridget Jones. Folle de lui"
Renée Zellweger dans "Bridget Jones. Folle de lui" (c) StudioCanal

Dans votre livre, vous faites la distinction entre la figure de la « célibattante » et celle de la « vieille fille ». Qu’est-ce qui les singularisent l’une de l’autre ?

La « célibattante » sert à masquer l’image la vieille fille, beaucoup moins désirable que la première. La « célibattante » est une version acceptable de la « vieille fille » : elle prend d’abord le mauvais chemin, celui du célibat, mais finit toujours par rentrer dans l’ordre. La « célibattante » peut parfois être une « vieille fille ». Mais c’est souvent parce qu’elle se consacre à sa carrière, accomplit des choses extraordinaires dans sa vie – un ensemble d’éléments qui servent d’excuse tacite à son statut de non-mariée. La figure de la célibattante est symptomatique de ce besoin que la société a de justifier le célibat des femmes : si elles n’ont ni compagnon, ni enfants, il y a forcément une cause, ça ne peut pas être le fruit d’un choix libre et éclairé.

D’après cette taxonomie, Bridget Jones serait plutôt une célibattante, ou une vieille fille ?

Bridget Jones est très ambivalente. On a le sentiment qu’elle se situe entre ces deux pôles : elle est constamment en train de devenir vieille fille, et de repousser cette issue qu’elle redoute. En même temps, elle est obsédée par l’amour. D’ailleurs, elle ne cherche d’ailleurs pas à aimer des hommes. Elle cherche à être choisie, élue. En ce sens-là, elle est un peu le contrepied de la vieille fille, qui elle, n’est jamais choisie. Toute la saga obéit au même schéma : Bridget Jones hésite entre deux prétendants, se questionne sur la « meilleure alternative ». Elle porte peu d’intérêt aux hommes, à leur personnalité en tant qu’individus. On ne sait jamais pourquoi elle aime les hommes qu’elle aime. Lorsqu’elle comprend qu’elle va se mettre avec Marc Darcy, c’est parce qu’elle réalise qu’il l’aime telle qu’elle est. Jamais elle ne mentionnera ses qualités à lui. Ce qui l’obsède, c’est le mariage : elle veut être une femme mariée, comme elle l’écrit dans son journal. Plus que l’amour, c’est l’institution qui l’intéresse.

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Ce personnage ne coche d’ailleurs pas les critères physiques de la vielle fille dans la pop culture – la vieille tante acerbe, la folle qui parle aux pigeons… Bridget Jones, c’est plutôt la potiche sexy. Comment comprenez-vous cette caractérisation ?

Bridget Jones n’est pas austère, car elle représente un corps à disposition. Sur ce point, la saga a très mal vieilli. Au début des années 2000, ça ne choquait pas que le personnage se fasse peloter au moins une fois par épisode sans qu’elle n’ait rien demandé. Elle est désirable, et même temps, on ne la prend jamais pour une adulte. Ce côté étourdie, fofolle, éternelle enfant, empêche le spectateur de la considérer comme une femme. C’est une petite fille : elle a un oncle libidineux qui lui tourne toujours autour à Noël, Darcy est un grand paternaliste protecteur avec elle, dès qu’elle parle au travail, personne ne l’entend…. C’est une fille vieillissante, mais une fille qu’on infantilise.

Les mimiques et le jeu exacerbé de Renée Zellweger, qui frôlent le comique, jouent beaucoup dans cette infantilisation…

Surtout qu’on jurerait que tout est fait pour la rendre grotesque. Il n’y a pas un épisode où elle ne tombe pas dans une flaque, où elle n’est pas maltraitée physiquement. Ils la font marcher comme Mister Bean dans ses plus grandes heures, les costumiers se sont acharnés à mal l’habiller, elle est tout le temps mal fagotée… Elle est décrite comme une petite grosse malgré sa taille 38, années 1990 obligent. Elle se met parfois sur son 31, mais cela apparait toujours comme un déguisement ridicule : on pense à la soirée où elle se rend affublée en lapine, et où personne n’est déguisé.

À côté de ça, elle séduit des mecs tirés au cordeau, dont Darcy dans son costume trois pièces. L’image est rassurante : Bridget Jones réactive le mythe du prince charmant qui tombe amoureux de la souillon parce qu’il a su déceler sa vraie personnalité derrière les apparences. C’est une façon de flatter les spectatrices que nous sommes. Même dans ton jogging dégueu, tu pourras plaire au milliardaire qui va voir qui tu es à l’intérieur. Or, cette belle personne que Bridget Jones est censée être, le film ne la creuse jamais…  

"Bridget Jones. Folle de lui" Copyright StudioCanal
Bridget Jones. Folle de lui (c) StudioCanal

La saga entière illustre ce que l’autrice américaine Amy Gahran a appelé « l’escalator relationnel » : un modèle social amoureux qui comporte des étapes censées nous mener au mariage, à la parentalité, à la propriété. Qu’en pensez-vous ?

Bridget Jones est l’incarnation de ce qu’on pourrait appeler la « méritocratie amoureuse ». On passe chaque épisode à la voir être humiliée. Elle perd son job, sa carte bleue, ses clés, dans une espèce de descente aux enfers perçue comme amusante pour le spectateur, mais qui ne fait que l’enfoncer symboliquement. Dès qu’un homme la délaisse, elle prend des kilos. La saga met en scène une détestation de soi systématique. Une fois passées toutes ces épreuves, ces phases de découragement, l’horizon s’élargit, et paf ! comme par magie, elle obtient ce qu’elle veut. C’est très représentatif de la façon dont on éduque les femmes au parcours amoureux : il doit être semé d’épreuves, qu’il faut surmonter pour obtenir l’amour. Bridget doit en chier pour trouver l’homme de sa vie, c’est la morale de chaque épisode.

Dans un article intitulé « Pourquoi je déteste Bridget Jones » publié dans The Guardian, la journaliste américaine Suzanne Moore défend l’idée que Bridget Jones est « obsédée par trois des choses les plus ennuyeuses au monde : faire un régime, essayer d’avoir un mec et boire en se sentant mal de faire toutes ces choses. » Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Je partage le sentiment de Suzanne Moore ! Ce n’est pas pour rien que la saga échoue au test de Bechdel [outil qui permet d’évaluer les films selon le degré d’attention qu’ils portent aux personnages féminins, selon trois critères : deux personnages de femmes doivent être identifiés par un nom, elles doivent avoir une conversation entre elles, et qui porte sur autre chose qu’un homme, ndlr]. Chaque personnage est caractérisé par son rapport à l’amour, au couple.

Quand Bridget rencontre Salman Rushdie, elle est incapable de lui adresser deux mots [Marie Kock écrit dans son livre : « Si le film avait fait l’objet d’un honest trailer, Le journal de Bridget Jones aurait été présenté comme l’histoire d’une aspirante éditrice qui ne saisit pas l’occasion de parler à Salman Rushdie parce qu’elle est trop occupée à minauder devant son amant », ndlr].

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Bridget Jones. Folle de lui (c) StudioCanal

Le personnage ne se caractérise jamais par ses centres d’intérêt : on ne sait pas qui elle est. La saga exploite au maximum l’iconographie de la femme esseulée et dépendante. Jusqu’à créer des gimmicks devenus célèbres : l’image d’elle qui attend avec son pot de glace et son verre de vin sur son canapé. C’est la mise en image de la posture d’attente.

Bridget Jones me fait penser à Pénélope : toute sa vie, elle attend qu’un homme la regarde, la sorte de sa condition. Je suis aussi frappée de voir que dans chaque épisode, l’incapacité de Bridget Jones à cuisiner est soulignée. Hormis être amusante pour les hommes, divertissante car à côté de la plaque, elle est très peu caractérisée. Alors que dans d’autres comédies romantiques comme Coup de foudre à Nothing Hill, ou Mange, prie, aime, les héroïnes ont des aspirations. Certains ont pu avoir une lecture féministe de ce narratif : on n’aurait pas besoin d’être une fille parfaite pour mériter l’amour.

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On a reproché à Bridget Jones d’incarner un « féminisme capitaliste », fondé sur la jouissance de l’autre, des biens de consommation. Comment la saga articule-t-elle la question sentimentale à celle de l’argent ?

Déjà, Bridget Jones n’a jamais de problème d’argent, malgré le fait qu’elle saute de jobs en jobs, démissionne sur des coups de tête. Ce qui pose un problème de crédibilité. Non seulement elle dépense son temps à chercher l’amour, et elle ne tombe que sur des millionnaires. Le personnage ne tombe jamais amoureuse d’un pauvre, ou ne serait-ce d’un mec qui gagne la même chose qu’elle, en tant qu’assistante de production.

Si elle accepte les épreuves et les humiliations, c’est aussi parce que c’est le prix à payer pour tomber sur un prince charmant, plein aux as. Quand elle rencontre Patrick Dempsey dans Bridget Jones Baby [troisième volet sorti en 2016], millionnaire de la tech, on tient une pure variation de film de noël sur la petite provinciale qui quitte son village natal pour trouver un bel inconnu. Si ça, ce n’est pas l’image d’un capitalisme triomphant… 

Peut-on voir dans la féminité maladroite de Bridget Jones – elle a souvent les cheveux en bataille, l’apparence négligée, ne correspond pas à l’image de la femme fatale – une forme de résistance aux conventions ?

Ce « laisser-aller » est un grand reproche adressé aux vieilles filles. Il sous-tend un autre reproche : celui de ne pas jouer le jeu de la séduction.  Bridget Jones ne joue pas vraiment ce jeu, au sens classique du terme : elle séduit malgré elle.

Pour autant, cette figure de la ravissante idiote n’a rien de révolutionnaire. Frances Ha [le personnage joué par Greta Gerwig dans le film éponyme de Noah Baumbach, ndlr] m’avait fait le même effet : une héroïne dotée d’une corporéité un peu étrange, naïve. Si elles n’étaient pas des figures séduisantes, ça ne me dérangerait pas – ce serait du burlesque pour le burlesque. Mais ici, ce sont des versions modernes de la ravissante idiote, un peu comme une Marilyn Monroe qui ne comprendrait rien au monde, mais divertirait les hommes de la bonne société.

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Darcy, qui est dans une posture morale, décente, s’offre une sorte de tourbillon de folie avec Bridget Jones. Il serait peut-être agréable d’actualiser cette imagerie – telle qu’elle, elle est très objectivante. Bridget Jones amuse des hommes très sérieux, qui ont une grande responsabilité, des entreprises à faire tourner. Elle est d’ailleurs à disposition de ces hommes. En témoigne la récurrence des duels entre les protagonistes, qui se battent pour « l’obtenir ».C’est une façon de réactiver l’imaginaire archaïque du duel entre chevaliers. Les scénaristes semblent avoir volontairement créé le prototype du personnage de la « femme sans qualité » qui plaît quand même.

La vieille fille, traditionnellement, remet en question l’ordre patriarcal, conjugal, mais aussi la constitution du capital, car elle fait la preuve que l’on peut vivre hors de la sphère romantique, et de tous les arrangements financiers qui en découlent. Or, Bridget Jones ne remet rien de tout ça en cause. Elle joue le rôle d’épouvantail, de mise en garde adressée aux potentielles autres vieilles filles : « Attention, si vous traînez trop, si vous ne faites pas vos preuves, vous finirez comme moi. »