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Qu’est-ce qui a déclenché chez vous l’envie de réaliser un film aussi ample et romanesque ?
J’ai quitté le Maroc, ma mère et mes amis à onze ans, pour venir vivre dans le sud de la France avec mon père. Il était agriculteur, donc toutes les scènes du film qui se passent dans les vignes, c’est quelque chose que je connais. Je me suis rendu compte récemment qu’il y avait quelque chose de cet exil que je n’arrivais pas à exprimer avec les gens qui m’entouraient, et que ça se passait sur un temps long. C’est comme quelque chose qui se dépose en vous, qui se joue de manière très inconsciente. Je me suis dit que c’était un bon sujet à exploiter, et que c’était une affaire de ton.
Dès le départ, j’ai voulu faire une espèce de fresque de l’intime. J’aime beaucoup le mélodrame, d’où mon idée de faire durer ça sur dix ans [entre le tout début des années 1990 et l’an 2000, ndlr], et de chapitrer le film par les personnages [les trois chapitres du film s’ouvrent sur les noms de personnages centraux : Nour, incarné par Ayoub Gretaa ; Serge, joué par Grégoire Colin ; Noémie, la compagne de ce dernier, campée par Anna Mouglalis. Avec Serge et Noémie, Nour va découvrir un couple libre et passionné, ndlr].
Vous êtes né en 1986. Qu’est-ce que les années 1990 représentent pour vous ?
C’est la décennie de mes grands frères. Moi, j’ai vécu ma jeunesse, mon adolescence, à la fin de cette période-là. Pendant l’écriture du film, c’est le raï qui est venu cimenter mon envie d’intime, de romanesque. Mes frères en écoutaient jusqu’à l’overdose. C’était un âge d’or pour cette musique, que j’adore. Et dans le Marseille de la fin des années 1980 et du début des années 1990, les cabarets raï étaient très nombreux.
Les parenthèses de fête, de danse, de musique sont filmées avec intensité, comme des exutoires. C’était important pour vous d’éviter de faire du raï, omniprésent, un élément purement accessoire ?
Quand vous êtes exilé, le rapport à la musique peut être très fort. Le cinéma a ce pouvoir d’utiliser la musique pleinement. Je ne voulais pas en faire une simple lubie de réalisateur. Je voulais que le raï soit l’ami, le compagnon de route des personnages. Il vient travailler chez eux quelque chose qui est presque viscéral. C’est ce que j’aime beaucoup avec la musique : il n’y a pas d’intermédiaire. Et puis on n’a pas l’habitude de voir des personnages sans papiers boire, faire la fête, discuter dans des voitures… La musique est venue répondre à ce besoin d’intériorité.
« Quand on est exilé, la terre d’accueil, c’est les autres »
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Parmi ces rencontres, il y a celle de Serge, que Grégoire Colin joue avec subtilité. C’est un flic qui apparaît d’abord comme violent, viriliste, un peu à l’image des personnages clichés de mauvais policiers français des années 1980. Son évolution surprend, et fait basculer le film dans un monde interlope. Comment avez-vous composé ce personnage ?
Je crois que c’est Hitchcock qui disait : « Il vaut mieux partir d’un cliché que d’y finir. » C’est une phrase que j’aime beaucoup. Quand j’ai commencé à écrire le film, je me suis beaucoup documenté. J’ai découvert qu’à Belsunce [un quartier du centre de Marseille, autour de la gare Saint-Charles, ndlr], il y avait une prostitution masculine de Maghrébins dans des hôtels de passe, mais aussi des policiers qui naviguaient autour, qui utilisaient ces gens-là, qui profitaient sexuellement de leur misère sociale.
Il y avait ce terreau-là, mais je ne voulais pas que le film soit sur ça. Il fallait que le personnage de Serge puisse avoir une ambivalence entre le flic mâle, méchant et l’homme plus sensible.
Grégoire Colin l’avait, c’est grâce à lui je crois que j’ai pu travailler cette dualité, et commencer le film sur une espèce de fausse piste, à la Hitchcock. Serge navigue entre sa fonction – et tout ce qu’elle apporte comme frustration, comme violence – et son humanité, sa souffrance, sa façon d’essayer de composer avec son identité italienne… Je trouve toujours intéressant d’observer ce qui se cache derrière l’apparence d’un personnage. À ce niveau là, Serge est emblématique.
En parlant de cliché, comment avez-vous approché Marseille, qui a été au confluent de plusieurs vagues d’immigration, sans la caricaturer ?
Oui, c’est une ville multiculturelle, pleine de brassages. Il y a quelque chose d’iconique dans Marseille, elle est très cinégénique. Quand je vivais dans le Vaucluse, Marseille, c’était notre Mecque, notre obsession, on était tournés vers elle. Après, l’idée de filmer une ville comme un personnage, je trouve ça un peu brumeux. De manière plus concrète, j’ai voulu raconter un écho qui existe je crois entre le sentiment d’exil, la présence de la mer et l’horizon.
« Dans le mélodrame, il y a la dureté de la vie, mais aussi le cocon du décor. »
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Il y a dans le film un mouvement de la nuit vers le jour, des couleurs contrastées et comme un grain à l’image. Quel rendu esthétique vouliez-vous obtenir avec Tom Harari, le chef opérateur ?
Tom Harari, c’est une super rencontre. On a beaucoup travaillé en trio avec Marion Bernard, la scripte. On partageait avec Tom un amour absolu pour Fassbinder [le cinéaste et metteur en scène allemand Rainer Werner Fassbinder, connu pour ses mélodrames flamboyants et queers comme Les Larmes amères de Petra von Kant, sorti en 1972, ou Querelle, sorti en 1982, ndlr], et notamment Tous les autres s’appellent Ali [sorti en 1974, ce film narre la rencontre amoureuse entre une femme de ménage veuve et âgée et un jeune immigré marocain, confrontés au racisme de la société, ndlr]. On voulait le même genre d’image contrastée.
Dans le mélodrame, il y a la dureté de la vie, mais aussi le cocon du décor. On a voulu quelque chose de stylisé, sans excès d’époque. On ne voulait pas une image iconique des années 1990. Et puis dans les mouvements de caméra, la lumière, on était dans l’accompagnement des personnages. La règle pour ce film, ça a été d’essayer de les traiter avec générosité et douceur. Sur la nuit, c’est intéressant. Dans l’exil comme dans la nuit, il y a quelque chose du leurre. On a presque conçu le film comme une nuit d’insouciance, puis un lendemain de gueule de bois.
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Vous avez dit beaucoup aimer les mélodrames. Lesquels par exemple, hormis ceux de Fassbinder ?
J’ai découvert au collège Kes de Ken Loach. C’est un film qui m’a beaucoup marqué [sorti en 1970, le film suit un jeune garçon du Yorkshire issu d’un milieu difficile, qui trouve un bébé faucon et veut lui apprendre à voler, ndlr], et encore aujourd’hui, pour le regard tendre qu’il a sur l’enfance.
Et puis le titre La Mer au loin est un peu un hommage à Loin du paradis de Todd Haynes [film de 2003, sur une femme au foyer modèle des années 1950, campée par la géniale Julianne Moore, qui découvre un jour que son mari a une aventure avec un autre homme, ndlr], qui est une variation inspirée de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk [1955, ndlr], tout comme Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder. Todd Haynes est l’un de mes cinéastes vivants préférés, j’adore ce qu’il fait.
J’aime aussi beaucoup les mélodrames italiens, comme Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola [sorti en 1974, ce film qui couvre trois décennies raconte les destins croisés de trois amis qui se sont rencontrés au maquis, ndlr], un de mes films préférés.
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Le foot est un motif récurrent dans le film, entre les matchs matés à la télé, l’affiche du footballeur Jean-Pierre Papin collée sur le mur de la chambre de l’enfant de Serge et Noémie, qui lui-même joue au foot, un maillot de Zidane à la fin… Pourquoi est-il si présent ?
Déjà parce qu’à Marseille, le foot est un élément central. Avant d’être d’origine italienne ou maghrébine, on a cette connexion avec le foot, l’Olympique de Marseille. Ce que j’aime dans le sport, c’est que ça permet de parler d’une époque sans surligner les choses. Dans mon court métrage Le Départ [réalisé 2020, ndlr], j’avais utilisé des archives de course à pied [le film, qui se passe au Maroc pendant l’été 2004, suit Adil, un jeune garçon de 11 ans qui attend les derniers Jeux Olympiques de son idole, un coureur professionnel. Son quotidien est bousculé par le retour de son père et de son grand-frère, venus de France pour quelques jours, ndlr]. Dans les archives de sport, il y a un côté très populaire, et comme un surgissement du réel.
Vous avez à votre actif un premier long métrage, Retour à Bollène, sorti en 2017. Quel a été votre parcours avant ça ?
J’ai eu un parcours classique. J’ai appris le français à l’école et à un moment, au lycée, j’ai eu un ami qui voulait faire du cinéma. Ça m’a paru bien étrange et en même temps génial. Au lieu de faire une prépa scientifique, j’ai fait une fac de ciné, puis je suis entré à La Fémis [au département production, ndlr] et j’ai commencé à produire. Parallèlement, j’ai ressenti un besoin irrépressible, une nécessité de faire un film [Retour à Bollène, qui raconte le retour dans le Sud de la France d’un trentenaire installé à Abou Dhabi. Un voyage qui le confronte à son propre passé, ndlr], parce que je trouvais que la France telle que moi je la veux, telle que je la vis, était mal racontée. C’est peut-être présomptueux mais c’est comme ça que je voyais les choses.
Vous avez monté en 2010 votre boîte de production, « Barney Production », avec laquelle vous avez soutenu des courts de Leyla Bouzid, Vincent Tricon, ou des longs métrages de Nabil Ayouch, Steve Achiepo, Philippe Faucon…
J’ai toujours considéré la production comme quelque chose d’artistique. Et je suis dans un monde idéal, j’aime bien l’idée de créer des communautés, de faire en sorte que les gens travaillent ensemble. Si Tom Harari fait un film un jour, j’aimerais bien le produire par exemple. En fait, j’aime bien l’idée de circulation.
Anna Mouglalis nous disait en entretien qu’elle trouvait important que La Mer au loin sorte maintenant, à une période où les politiques parlent constamment de contrôle de l’immigration. Le Premier ministre François Bayrou a récemment répété le mot « submersion ». Quel est votre avis là-dessus ?
C’est important qu’il y ait des récits de ce type bien sûr. Mais pour moi, le film est d’autant plus politique qu’il donne aux personnages la possibilité de ne pas être des archétypes. C’est-à-dire que sur quatre personnages clandestins, on a quatre parcours différents. On n’est pas résumables à une identité, à ce qui est visible de l’extérieur, on est très différents. Le plus politique pour moi, c’est d’inscrire ces personnages dans la banalité du quotidien. Dans mon travail, je me mets comme devoir de parler de ces populations-là, souvent représentées par ce qu’elles dégagent extérieurement, par l’intime.
La Mer au loin de Saïd Hamich, The Jokers (1 h 57), sortie le 5 février