Brady Corbet : « On a fait de notre mieux pour créer des expériences qui semblaient impossibles à vivre pour les spectateurs »

[INTERVIEW] Lion d’argent à Venise, trois Golden Globes, favori pour les Oscars et presse extatique… « The Brutalist », troisième film de Brady Corbet, arrive en salles auréolé du statut de chef-d’œuvre. Réfugié aux États-Unis après la Shoah, un architecte juif hongrois (Adrien Brody) y rencontre un magnat (Guy Pearce) qui lui commande un bâtiment pharaonique. Sous des allures de fresque imposante se cache, justement, une subtile réflexion sur la capacité des œuvres à bousculer les canons et à traverser le temps. Brady Corbet s’est livré sur la conception hors des sentiers battus de ce film grandiose.


Brady Corbet (au centre) sur le tournage de "The Brutalist" (c) DR
Brady Corbet (au centre) sur le tournage de "The Brutalist" (c) DR

Visuellement et dans son récit, The Brutalist est monumental. Pourtant, il a été fait avec un petit budget : moins de 10 millions de dollars. Comment vous êtes-vous débrouillé ?

C’est surtout parce qu’on l’a conçu avec très peu de plans. Pour la plupart des scènes, on n’a fait qu’un ou deux plans. D’habitude, la norme sur les tournages, c’est plutôt de faire une trentaine d’angles pour chaque scène, et de trouver la forme en postproduction, en salle de montage. En soi, tourner, ce n’est pas long. Ce qui prend du temps, c’est l’installation. On faisait environ huit plans par jour, en prenant le temps de les faire exactement comme on les avait imaginés. On a donc pu terminer le tournage en trente-trois jours [ce qui est très peu pour un film de cette ampleur formelle et de cette durée, plus de trois heures, ndlr]. Il y avait donc cette manière économique de tourner, le fait que le scénario soit très précis, et aussi l’aide indispensable de mon extraordinaire assistante-réalisatrice, Célie Valdenaire. Elle vit à Paris avec son épouse, qui est directrice artistique. Elle comprend parfaitement le production design [tout ce qui est nécessaire pour traduire l’œuvre visuellement, ndlr], elle sait le temps qu’il faut pour construire un décor. Bref, on avait un plan défini avant de tourner, et on n’en a jamais dévié.

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Pourquoi avoir tourné en VistaVision, un procédé de prise de vue aujourd’hui rarement utilisé pour tourner un film en entier et qui permet, moyennant le transport de valises de pellicule, de projeter le film en 70 mm ?

Cette caméra a été inventée dans les années 1950. Ça me semblait être l’outil idéal pour transporter les spectateurs au milieu du XXe siècle.

La forme du film est grandiloquente, mais le fond contient, entre autres, une critique du capitalisme. Comment avez-vous pensé la dialectique entre les deux ?

Pour moi, la forme prime, car j’ai l’impression qu’il n’y a plus de nouveaux récits, mais que c’est la manière de les raconter qui modifie notre rapport à eux. C’est très difficile de filmer l’architecture, parce que c’est immobile. Dans le film, il s’agissait de représenter de l’architecture brutaliste [un style né dans les années 1950 qui privilégie la verticalité et des matériaux bruts comme le béton, ndlr] : il fallait donc des plans larges, imposants, et un savant équilibre entre minimalisme et maximalisme, agrippés dans un jeu de tir à la corde. Le public ne voit pas forcément ce qui est à l’œuvre, mais il le ressent. C’est selon moi ce qui fait la bonne poésie. C’est en fait assez direct. Par exemple, j’adore le travail de Paul Celan [1920-1970, il est considéré comme le plus grand poète en langue allemande de l’après-guerre, ndlr] et d’Ingeborg Bachmann [1926-1973, poétesse et écrivaine autrichienne renommée qui a entretenu une relation amoureuse et artistique avec Celan, ndlr] : leurs textes sont sacrément directs tout en contenant une part de mystère. Certaines tournures de phrases nécessitent une clé pour accéder à leur sens. C’est ça qui me reste en tête, cet équilibre entre des choses très explicites et des endroits plus mystérieux, étranges.

The Brutalist de Brady Corbet (c) Copyright Universal Pictures
The Brutalist de Brady Corbet (c) Copyright Universal Pictures

Le plan-séquence en ouverture du film, où la caméra suit le héros dans les couloirs exigus d’un bateau bondé de personnes immigrées d’Europe, comme lui, pour se clore sur la statue de la Liberté filmée à l’envers, est impressionnant. Comment l’avez-vous pensé ?

Ma plus grande inspiration pour l’ouverture du film, c’était les résidences de Frank Lloyd Wright [1867-1959, immense architecte américain, figure de proue de la Prairie School, ndlr]: vous entrez dans un espace sans fenêtre avec des plafonds très bas, avant de gravir des escaliers pour atteindre un vaste espace qui s’ouvre comme une cathédrale. C’est ce que j’avais en tête, je voulais nous faire émerger des entrailles du bateau et produire cet effet architectural. Voilà d’ailleurs un exemple très précis de la manière dont le film représente l’architecture.

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Après les toutes premières projections du film au Festival de Venise, en septembre dernier, beaucoup de journalistes ont crié au chef-d’œuvre. Comment avez-vous réagi ?

Vous savez, mieux vaut ne pas croire les éloges. Parce que si vous commencez à y croire, alors vous serez obligé d’écouter aussi toutes les critiques négatives. C’est beaucoup de bruit. Je fais de mon mieux pour ne pas anticiper la manière dont les gens vont interpréter mes films. Si vous laissez beaucoup de place à l’interprétation, vous faites automatiquement de la place aux erreurs d’interprétation. Je ne peux pas me le permettre, même si j’adorerais pouvoir clarifier certains points qui me semblent avoir été mal interprétés dans le film. J’adorerais pouvoir m’inviter dans le salon des spectateurs et recalibrer leur écran pour qu’ils voient le film de la manière qui me semble juste. Mais c’est une œuvre d’art publique. Il faut lâcher du lest. Aussi, si une personne se met à dire que c’est un chef-d’œuvre, ça crée un contre-discours : les gens qui n’ont pas aimé se mettront à vraiment haïr le film. Et puis, c’est trop tôt pour le savoir. Il faudra voir dans de nombreuses années comment le film aura vécu. S’il est encore tapi dans la mémoire des spectateurs d’ici vingt ans. Bien sûr que je l’espère. On bâtit des choses dans l’espoir qu’elles durent.

C’est drôle, car mon prochain film est très radical, je suis certain qu’il ne sera pas en lice pour des prix parce qu’il est sexuellement très explicite [lui et son épouse et coscénariste Mona Fastvold préparent actuellement Ann Lee, une comédie musicale avec Amanda Seyfried sur la leadeuse spirituelle du mouvement religieux des Shakers ; ainsi qu’un film inspiré de l’horreur et du western situé dans les années 1970-1980 et qui traitera de l’immigration de la communauté chinoise en Californie, ndlr]. On va se mettre à dos trop de personnes qui permettent d’accéder aux Oscars. Mais ce n’est pas pour ça qu’on fait des films. Tous ces prix ont pour seul intérêt d’offrir un peu de sécurité professionnelle. On est des freelances, après tout, qu’on soit artiste, cinéaste ou journaliste. Les récompenses du film vont me rendre la vie un peu plus facile pour les deux ans qui arrivent. Vous savez, The Brutalist a affecté ma santé, physique et mentale. J’ai travaillé dessus sept jours par semaine, et c’est encore le cas, je n’en ai pas fini. Ça demande tellement de ressources… J’espère que ça me permettra d’envisager la suite avec un peu plus d’argent, un peu plus de temps, un peu plus d’espace et de paix. De faire des journées un peu plus courtes. De retrouver mes week-ends. Ce genre de choses.

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The Brutalist de Brady Corbet (c) Copyright Universal Pictures

Quelle est votre définition d’un chef-d’œuvre ?

Je dirais que je le sais quand j’en vois un. Ça m’arrive environ une fois par an. L’an dernier, c’était Dahomey de Mati Diop, qui est à mon sens un documentaire séminal. Un chef-d’œuvre peut prendre de multiples formes. Être très petit ou très grand. Je travaille à une très grande échelle quand je fais des films, mais j’aime aussi ceux qui sont très délicats et intimes. Je trouve extraordinaire ce que parvient à faire Denis Villeneuve au sein du système des studios. Cela dit, j’ai l’impression de voir moins de chefs-d’œuvre qu’à une époque. Les quinze ou vingt dernières années ont été difficiles à cause du streaming. C’est ce qui s’est passé avec Spotify sur l’industrie musicale.

Les musiciens sont aujourd’hui les artistes les plus pauvres dans mon entourage, même ceux qui ont du succès. Pour les cinéastes indépendants, c’est pareil. Ils galèrent à payer leur loyer, même parmi ceux dont le film est en lice pour l’Oscar du meilleur film. C’est dingue. C’est à cause de la mutation du business. Selon moi, il faut nager contre ce courant, autant que possible. Autrement, on donne notre culture à des algorithmes qui risquent juste de générer des ouroboros [un symbole de dragon ou de serpent qui se mord la queue, ndlr] de merde.

Avez-vous pensé à Adrien Brody pour le rôle par rapport au Pianiste de Roman Polanski (2002), dans lequel il jouait déjà un artiste juif d’Europe de l’Est survivant de la Shoah ?

Je ne l’ai pas revu depuis sa sortie, mais je m’en souviens comme d’un beau film. Adrien Brody a aussi travaillé avec Tony Kaye, Ken Loach, Andrew Dominik, Wes Anderson… Je le trouve très impressionnant, c’est un acteur extraordinaire. Il me fait penser à Gregory Peck, il a l’air d’être un acteur d’une autre époque. Et puis, c’était une évidence de le caster : le personnage est hongrois, et la mère d’Adrien a fui la Hongrie en 1956, pendant la révolution. C’était un choix naturel.

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The Brutalist de Brady Corbet (c) Copyright Universal Pictures
The Brutalist de Brady Corbet (c) Copyright Universal Pictures

Quel est votre film préféré de tous les temps ?

Probablement Andreï Roublev [d’Andreï Tarkovski, 1966, ndlr]. Mais c’est dur à dire… J’adore aussi Alfred Hitchcock, je l’adulais à l’adolescence. J’ai vu beaucoup de ses films trente ou quarante fois. J’aime les films très précis et très ambitieux. Andreï Roublev fait partie de ces œuvres dont on peine à croire qu’elles existent. C’est le meilleur sentiment au monde, quand on sort d’une salle de cinéma et qu’on ne revient pas de ce qu’on vient de voir. C’est pour ça qu’on fait de notre mieux pour créer des expériences qui semblaient impossibles à vivre pour les spectateurs, pour repousser les limites de leurs attentes et du cinéma.

The Brutalist de Brady Corbet, Universal Pictures (3 h 34), sortie le 12 février