Quand on pense à Anna Mouglalis, ce qui nous vient d’emblée, c’est l’affiche sépia de J’ai toujours rêvé d’être un gangster (2008), drôle de comédie chorale réalisée par son compagnon d’alors, Samuel Benchetrit. Sur le cliché, elle allaite, seins nus, un bébé. L’image d’Épinal de la mère sainte est savamment détournée : comme une vraie gangster (version indé), elle se tient là, main dans la poche et gun sorti de son jean, avec des cheveux légèrement en bataille qui couvrent son visage et lui donnent un air sauvage.
Avec ce film à sketchs dans lequel elle campe Suzy, une serveuse de diner qui dégaine un sens de l’ironie redoutable face à des personnages masculins bien plus goofy, elle est entrée dans notre panthéon des actrices badass. Près de vingt ans après ce rôle de tenancière de saloon moderne, elle y a toujours sa place.
Dans la sublime fresque La Mer au loin, qui chronique l’arrivée et la vie en France de Nour (Ayoub Gretaa), un jeune Marocain, pendant les années 1990, elle est Noémie, une héroïne entière et passionnée, engagée dans un couple (puis un quasi-trouple) qui refuse les conventions sociales.
Quand on la rencontre dans un hôtel parisien du IXe arrondissement, c’est d’abord ce côté enflammé, sa force de conviction qui sautent aux yeux. Non pas qu’elle ait un débit mitraillette, mais plutôt une impressionnante capacité à raisonner, à enchaîner les idées, à leur donner une consistance politique, tout en plantant dans vos yeux un regard intense. Depuis quelques années, celle qui a incarné une présidente de la République dans la série Baron noir ne fait pas mystère de ses engagements, marqués à gauche.
ANNA MOUGLALIS, PORTE-VOIX
Au fil de notre discussion, exaltante et animée, on remarque que l’actrice articule toujours sa pensée à l’aune de la politique – elle n’hésite d’ailleurs jamais à parler dans les médias de sujets de société – et suit à peu près toutes les actualités, dont la Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, créée l’année dernière, dont elle souligne la nécessité.
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Début 2024, on annonce la nomination de Rachida Dati au ministère de la Culture. Alors présente à un rassemblement citoyen, l’actrice apprend par un journaliste de LCI la nouvelle : « Naaaan… OK…» Cette courte vidéo, qui la montre sidérée, fait le tour des réseaux sociaux – l’actrice devient carrément un mème. On lui en parle, et ça la fait sourire, même si elle est allergique aux réseaux sociaux.
Ses prises de parole publiques comme ses choix de films ou de séries témoignent non seulement de son empathie, mais aussi d’une volonté d’alerter, de faire bouger les choses, de secouer l’ordre établi.
Si elle a été séduite par le scénario du film de Saïd Hamich, c’est pour «sa pudeur», mais aussi pour sa manière de témoigner d’un récent et douloureux passé (l’épidémie tragique du VIH-sida) et pour sa pertinence au regard de l’actualité : « Quand on voit toutes les lois de contrôle de l’immigration, on se dit qu’il faut des films comme celui de Saïd.»
Elle nous confie ne plus lire que des femmes (Virginie Despentes, Maria Attanasio, Léonora Miano…), par principe. Elle ne se voit pas comme une porte-parole, mais le fait est que sa voix porte symboliquement. Et littéralement. Car elle a systématiquement été ramenée à son timbre grave et profond, qu’on lui a conseillé de faire disparaître dès ses débuts.
C’était en 1998, elle avait une vingtaine d’années et était élève au Conservatoire d’art dramatique. Lors d’une consultation avec un phoniatre, on lui recommande une intervention chirurgicale. Une prof de chant tente de contorsionner et d’étendre sa voix sur le spectre soprano – ce qui lui vaut un lumbago. Rebelle, elle finit par se rebiffer contre ces injonctions. À raison : le grand cinéaste Claude Chabrol, pourfendeur guilleret des mœurs bourgeoises, pas du genre à exiger de quiconque qu’il rentre dans le rang, la choisit pour le film qui lance sa carrière d’actrice, Merci pour le chocolat (2000), où elle joue une jeune pianiste virtuose qui vient perturber un couple formé par Jacques Dutronc et Isabelle Huppert.
Elle nous confie justement que sa voix a souvent attiré des propositions de rôles « de femmes fatales, mystérieuses » (qu’elle mime avec humour). Elle les a régulièrement refusés.
ICÔNE VRAIE
Même dans des performances lisses, l’actrice fait primer sa liberté. Ancienne mannequin et égérie Chanel époque Karl Lagerfeld, elle nous raconte que son amitié avec le célèbre couturier a rendu cette expérience, a priori très cadrée, palpitante. Dans La Mer au loin, elle dit « adorer que le film laisse vieillir [s]on personnage », faisant apparaître des rides et un début de cheveux blancs.
En 2010, le fabuleux couple de photographes Pierre et Gilles la transforme en sainte Véronique, une femme pieuse pleine de compassion qui aurait essuyé le front de Jésus lorsqu’il portait sa croix au Golgotha – le linge aurait ensuite gardé l’empreinte sacrée du visage du Christ. Dans l’étymologie populaire latine, le mot « Véronique » se décompose ainsi : « vraie » (vera) et « image » (icona). Cette figure d’« icône vraie » lui correspond divinement.