Cet article fait partie de notre rubrique « La Consultation », l’analyse d’un(e) expert(e) sur un film qui fait l’actu.
Depuis qu’il a été montré à la Mostra de Venise en août dernier, Babygirl fait beaucoup parler de lui. Quelle a été votre première impression en sortant de la projection ?
Je pense que c’est un film très fin, qui pose beaucoup plus de questions qu’il n’apporte de réponses. C’est quelque chose que j’ai beaucoup aimé. Il n’impose pas sa vision. On l’a vu pendant le débat [qui a suivi l’avant-première du film, lors de la cinexploration du mk2 Institut, ndlr]. On était beaucoup à avoir des regards très différents. Je trouve ça très intéressant de permettre cette pluralité entre spectateurs.
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Babygirl, c’est l’histoire de Romy, PDG d’une entreprise de robots qui a le fantasme d’être soumise. Dans le cadre du film, comment comprendre ce paradoxe d’une femme puissante qui veut être dominée dans sa sexualité ?
Ce qui est intéressant, c’est que justement, il ne l’explique pas. Il nous laisse juges, il nous laisse faire des associations. Plein d’hypothèses sont amenées : Romy a été élevée dans une secte, donc elle a potentiellement des traumatismes, mais finalement on comprend que non. Il y a aussi une scène d’échange entre son mari [Antonio Banderas, ndlr], qui dit que c’est misogyne de mettre en scène un rapport de domination avec des femmes, et le jeune amant de Romy [Harris Dickinson, ndlr], qui répond que c’est beaucoup plus complexe que ça, qu’il y a une normalisation de ces fantasmes… Le film est très représentatif de la société actuelle, de nos questionnements, de leur côté mouvant.
Le film s’interroge sur la honte que les femmes peuvent ressentir vis-à-vis de leur propre sexualité. D’où vient ce sentiment ?
C’est un sentiment partagé par toutes les femmes. Notre société occidentale a des mythes fondateurs qui jettent vraiment la honte sur la curiosité et le désir des femmes. Il y a le mythe de Pandore, qui va ouvrir la boîte par curiosité et qui va libérer tous les démons sur la planète. Mais aussi Ève, qui succombe à son désir, sa curiosité et qui va chasser l’être humain du paradis.
Il ne faut pas oublier que les premiers fondateurs de la pensée occidentale ont été des théologiens, comme Saint Augustin [philosophe et théologien né en 354 et mort en 430 après J.C., célèbre pour ses œuvres Les Confessions, La Cité de Dieu et De la Trinité, ndlr] et le moins connu Tertullien [polémiste et écrivain chrétien très influent, né entre 150 et 160 après J.C. à Carthage, et mort en 220 après J.C., ndlr]. Ils ont construit leur pensée sur un rejet du corps, un rejet de la chair, un rejet du désir. Saint Augustin parlait de « concupiscence », et Tertullien a été encore plus loin, parce qu’il a fait porter ces péchés uniquement aux femmes, comme si c’était à cause de nous que l’humanité entière souffrait.
« L’idée d’arriver à dresser l’animal est encore très forte dans nos imaginaires »
Tous les fantasmes de Romy se cristallisent à partir d’une image, d’une scène à laquelle elle assiste : celle de Samuel, son stagiaire, qui maîtrise un chien féroce dans la rue. Pourquoi a-t-elle été choisie par la réalisatrice d’après vous ?
Parce qu’il y a le fantasme de dompter la bête. Encore une fois, il faut revenir au fondement de notre culture. La sortie du jardin d’Eden, c’est aussi la fin, la sortie de notre rapport à l’animalité. On s’est construit sur un rejet de cette animalité. C’est aussi pour ça qu’il y a un rejet de la sexualité, et un rejet des femmes, qui portent les enfants, qui allaitent… Beaucoup de philosophes se sont penchés sur cette question. L’idée d’arriver à dresser l’animal est encore très forte dans nos imaginaires, dans nos représentations fantasmagoriques. On voit tous les films qui racontent des histoires de loups-garous, de vampires, ces métamorphoses d’hommes-animaux… Je pense tout de suite à David Cronenberg, qui a réalisé beaucoup de films là-dessus.
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Vous avez beaucoup travaillé sur les mécaniques de l’orgasme. Dès la séquence d’ouverture, on voit Romy feindre le plaisir avec son mari, puis tout de suite après se ruer en cachette sur un site porno SM et jouir. Comment analysez-vous cette introduction intense ?
Cette entrée en matière est tonitruante. On voit Romy simuler son orgasme, avec une position de domination de son mari, joué par Antonio Banderas. À la fin du rapport, ils s’aiment, on se dit : « Tout est parfait. » Puis on la voit courir à l’autre bout de l’appartement, s’enfermer, mettre un porno et se faire jouir. On comprend alors qu’elle a simulé.
En fait, c’est une réalité malheureusement très banale. En sexologie, on parle d’« orgasme gap ». Dans les relations hétérosexuelles, on est à 95% d’hommes qui ont des orgasmes, contre seulement 65% des femmes. Ce sont des tabous qui sont montrés de manière explicite dans le film. C’est très rare. Je n’ai, de mémoire, jamais vu ça au cinéma. Ou alors abordé sous forme de comédie, comme dans QuandHarry rencontre Sally [Rob Reiner, 1989, ndlr]. Mais ça arrive au milieu du film. Là, on se prend tout de suite une claque.
Le choix de Nicole Kidman, dont la filmographie est traversée par la question de l’érotisme, n’est pas anodin. Quel regard portez-vous là-dessus ?
Un des sujets touchés par le film, c’est l’âgisme, le fait qu’on considère qu’une femme, une fois qu’elle a passé 30 ans, c’est fini, elle est bonne pour la poubelle. C’est particulièrement le cas pour les femmes à Hollywood. Donc le choix d’une femme de plus de 50 ans pour parler d’une passion, de sexualité, c’est rare. Il n’y a pas beaucoup de films qui parlent de ça. Pour moi, il y en a un. C’est Harold et Maude, que j’aime beaucoup [de Hal Ashby, sorti en 1971, ndlr], où on va avoir ce rapport d’une femme qui est plus âgée avec un homme plus jeune. Mais c’est amené différemment.
D’autre part, Nicole Kidman a été un sex-symbol. Elle a joué dans Eyes Wide Shut [Stanley Kubrick, 1999, ndlr], Dogville [Lars von Trier, 2003, ndlr]… Elle a un passé d’actrice sulfureuse. Et en même temps, elle a ce côté parfait, très maîtrisé. Je l’ai trouvée très bien dans ce rôle. Elle montre que les femmes ne s’arrêtent pas de vivre après 50 ans. Qu’elles peuvent encore avoir une vie sexuelle, une vie intime riche, érotique, libérée. Qu’elles continuent à se poser des questions.
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Dans le film, les jeunes portent une nouvelle vision de l’amour, du sexe, beaucoup plus ouverte et variée que la génération au-dessus, qui peut être dans un schéma répétitif, et parfois problématique. Pourtant, des études alarmistes pointent le désintérêt des jeunes pour le sexe. Comment le comprendre ?
La jeunesse n’est pas moins intéressée par le sexe, elle est moins intéressée par les rapports sexuels. C’est justement le paradoxe montré dans le film. Les nouvelles générations ont moins de rapport, mais ils sont plus satisfaisants et plus diversités. Les jeunes explorent plus de rapports non-pénétratifs. Ils vont tester le BDSM, des rapports à plusieurs… Ces études dont vous parlez sont alarmistes d’un point de vue démographique, mais ce qui est montré, c’est qu’on respecte plus le « non ». Il y a beaucoup moins de rapports forcés, donc moins de rapports comptabilisés.
Vous parliez d’âgisme dans le milieu hollywoodien. Là-dessus, le film évoque forcément The Substance de Coralie Fargeat. Est-ce que vous avez le sentiment que le cinéma s’empare de plus en plus de ces questions ?
Je n’ai pas vu The Substance encore. Mais oui, je pense, parce qu’on a beaucoup plus de femmes qui vont passer derrière la caméra. Elles ne vont pas être juste des muses, à la Ava Gardner ou Brigitte Bardot. On va avoir des visions intérieures des femmes, des diversités de points de vue. C’est vraiment ça qui fait la différence, et qui fait qu’on va avoir, selon moi, des récits beaucoup moins fades.
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