Le renouveau du cinéma français se construit patiemment, dans les banlieues, où cinéastes et acteurs ne demandent qu’à émerger. Enquête.
«Il y a un nouveau cinéma qui est en train d’arriver. Mais il faut un peu de temps pour qu’il atteigne les salles. » Uda Benyamina sait de quoi elle parle. À 34 ans, après un C.A.P. coiffure, une réorientation vers un bac L option théâtre et une dizaine de courts métrages (dont le très beau Sur la route du paradis, sélectionné dans de multiples festivals en 2012), la cinéaste originaire de Viry-Châtillon, dans l’Essonne, a tourné cet été son premier long, Bâtarde, qui devrait sortir en 2016. « Mon film parle de ce que c’est de grandir en banlieue : quels sont tes choix ? Mon héroïne a choisi le trafic de drogue, mais elle a un alter ego qui a choisi l’art. La bâtarde du titre évoque ce sentiment de ne pas être reconnu. »
Centrale, cette question de la reconnaissance va de pair avec celle de la représentation, notamment par le cinéma, de la banlieue et de ses habitants, mais aussi d’une population métissée, mélangée. Steve Achiepo, qui jouera Youssouf Fofana dans le film de Richard Berry sur l’affaire du gang des barbares (Tout, tout de suite, sortie en 2016), vient de terminer l’écriture de son premier long métrage (« l’histoire d’un marchand de sommeil qui n’arrive plus à dormir »), après deux courts remarqués, En équipe et À la source.
Il confie : « C’est vrai qu’il y a très peu de boulot pour les acteurs noirs, souvent cantonnés à des stéréotypes. Mais je pense que ça va changer. Il y a aussi le fait qu’un réalisateur, surtout pour son premier film, parle d’abord de ce qu’il connaît, et souvent de lui-même. Du coup, si les réalisateurs noirs n’ont pas la parole, ils n’ont pas la possibilité de faire émerger des acteurs noirs. Moi, par exemple, j’ai découvert La Fémis à 25 ans, je ne savais même pas que ça existait. Quand tu grandis à Cergy, on ne te parle pas de ces trucs-là. »
RENDRE VISIBLE
Rendre les métiers du cinéma accessibles à des gens qui en sont a priori éloignés – géographiquement et socialement –, c’est le vaste chantier sur lequel planche une poignée d’associations (1 000 visages) et de festivals (Cinébanlieue, Urban Film Festival, Génération court…). La plupart d’entre eux sont nés au lendemain des émeutes de 2005. Aurélie Cardin, déléguée générale et créatrice de Cinébanlieue, à Saint-Denis, raconte : « J’avais l’impression d’un immense gâchis, mais aussi que ce qui ressortait de tout ça au niveau médiatique ne correspondait pas à la vision que pouvaient en avoir les habitants de ces quartiers. Ça a été le déclencheur : ne pas réduire les gens à des voitures brûlées. Montrer qu’il y avait d’autres choses à dire, surtout par le biais de l’art. »
Le festival, qui programme des longs métrages en avant-première ainsi que des films de patrimoine, accueille depuis 2012 une compétition de courts métrages, format qui cristallise tous les enjeux pour les jeunes cinéastes puisqu’il est considéré comme le tremplin pour le passage au long. « Toute l’année, on va rencontrer les équipes dans les MJC, les associations de quartier. L’idée, c’est de faire émerger des gens qui sont en dehors du système. »
C’est pour répondre à un même sentiment d’urgence qu’Uda Benyamina monte en 2006 l’association 1 000 visages, qui met notamment en place des ateliers d’éducation à l’image et des programmes d’initiation et d’insertion aux métiers du cinéma, dont celui d’acteur. « Avant, le cinéma français s’enrichissait de gens qui venaient de milieux populaires, on avait Delon, Depardieu, Dewaere… Aujourd’hui, notre cinéma est bourgeois, déconnecté du réel. Le but de 1 000 visages, c’est de repérer des perles, et de les accompagner sur le long terme. »
DÉCLOISONNER
Mais pour fédérer ces initiatives individuelles et accélérer leur impact sur le paysage cinématographique français, il faut une véritable volonté politique. Pour l’heure, elle semble insuffisante, malgré le sursaut post-émeutes de 2005, qui avait abouti à la mise en place de programmes dédiés par le CNC (la commission Images de la diversité) et par La Fémis (le programme Égalité des chances). Aurélie Cardin précise : « Si les commissions d’attributions des aides sont truffées de gens qui ont les mêmes formations, les mêmes âges et viennent des mêmes milieux, c’est sûr qu’il n’y aura pas de place pour la nouvelle génération… »
« Avant, le cinéma français s’enrichissait de gens qui venaient de milieux populaires, on avait Depardieu, Dewaere… Aujourd’hui, notre cinéma est bourgeois, déconnecté du réel.» Houda Benya
Au CNC, Morad Kertobi, chef du département court métrage, très impliqué sur ces questions, tempère : « En 2008-2009, un premier bilan a montré que la plupart des bénéficiaires des aides au court métrage étaient encore des hommes de près de 40 ans et vivant à Paris. On a donc créé Talents en court, programme qui vise à apporter autre chose qu’une solution budgétaire. » Concrètement, il s’agit d’accompagner des projets et de créer des opportunités de rencontres professionnelles afin de mieux préparer leurs auteurs à affronter les étapes délicates que sont le démarchage d’un producteur ou la candidature aux aides financières. Maïmouna Doucouré, par exemple, a pu bénéficier de ce programme pour son très maîtrisé Maman(s), qui aborde la polygamie par le point de vue d’une fillette.
Achevé au printemps dernier, le film a été sélectionné dans une cinquantaine de festivals et a remporté de nombreux prix, dont celui du meilleur court métrage au prestigieux festival international de Toronto. Mi-novembre, il a également remporté le Grand prix de la 10e édition de Cinébanlieue. Aurélie Cardin l’affirme, toutes ces initiatives portent leurs fruits : « Ils sont là, les jeunes acteurs et réalisateurs qui vont cartonner demain. »
Depuis 2012, la journaliste Claire Diao s’échine à rendre visible ce foisonnement. Elle a publié sur le Bondy Blog une cinquantaine de portraits de « jeunes cinéastes français ayant grandi en banlieue ou dans des quartiers populaires », qu’elle propose de rassembler sous l’expression « Double Vague » – réponse à la Nouvelle Vague et à son héritage parfois asphyxiant. Si le dynamisme de ce jeune cinéma saute aux yeux (lire l’encadré), le passage au long métrage, et donc à une vraie visibilité auprès du public, reste une étape longue et compliquée qui s’apparente souvent à un parcours du combattant – on pense à Djinn Carrénard (Donoma, 2011), à Rachid Djaïdani (Rengaine, 2012) ou à Pascal Tessaud (Brooklyn, 2015). Uda Benyamina sourit : « Disons qu’on doit se battre plus que les autres. Mais j’ai envie d’être positive. Et n’oublions pas que le Nouvel Hollywood s’est fait avec les enfants d’immigrés italiens. »