VA, TOTO !
Le nouveau film de Pierre Creton (Maniquerville, Sur la voie), est une fiction prenant appui sur le réel : les prises de vues sont documentaires, mais des acteurs (Rufus, Jean-François Stévenin, Françoise Lebrun, Grégory Gadebois…) intervenant en voix off réinventent la matière brute des images. Leurs récits remodèlent sans cesse les trajectoires des trois protagonistes que l’on voit à l’écran, des proches du cinéaste (également plasticien et ouvrier agricole) qui entretiennent tous un lien intime avec des bêtes. Il y a Madeleine, la rebelle, qui élève Toto, le petit marcassin contre l’avis de sa commune; Vincent, qui part en Inde exorciser sa peur des singes; et Joseph, qui, sous respirateur artificiel la nuit, fait des songes peuplés des chats qu’il nourrit la journée. En les filmant avec amour, empathie et malice, en les héroïsant en quelque sorte, c’est comme si Pierre Creton conjurait leur solitude. Le cinéaste tisse des liens secrets entre leurs histoires respectives (l’animal comme vecteur de rencontres) et s’autorise des échappées oniriques et inquiétantes qui rendent son film encore plus personnel et audacieux. • QUENTIN GROSSET
GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA
Gaspard Blazin (Jean-Pierre Léaud), un réalisateur au bord de la banqueroute, auditionne des figurants et s’affaire au montage financier de son prochain film. Jean Almereyda (Jean-Pierre Mocky), un producteur au passé glorieux, vient à sa rescousse. Diffusé sur TF1 en 1986 et inédit en salles, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma a été réalisé dans le cadre d’une commande passée à plus d’une trentaine de cinéastes d’un film en hommage à la Série noire, la célèbre collection fondée par Marcel Duhamel. Pour Jean-Luc Godard, tout cela n’est que prétexte à jeux et détournements. Il tend au téléspectateur un miroir déformé du monde de la télévision, interrompt inopinément la mécanique du récit, lance un faux spot de publicité ou moque la mièvrerie des slogans (« L’essentiel, c’est l’amour »). Derrière cette fragmentation transgressive et jubilatoire se cache surtout une défense acharnée du cinéma artisanal et engagé – on pense à ces séquences volontairement lentes et répétitives, comme poncées par le réalisateur-ouvrier. Ironie du sort, le téléfilm enregistra la pire audience de la série lors de sa première diffusion. • JOSEPHINE LEROY
TÉHÉRAN TABOU
Dans les rues de Téhéran, l’air est irrespirable, la surveillance, généralisée, et le dogme religieux régit impérieusement la politique comme la justice du pays. Le film d’animation Téhéran Tabou tente de briser cette chape de plomb en attaquant frontalement l’hypocrisie des autorités iraniennes – le pouvoir camoufle volontiers sous des dehors rigoristes ses propres travers libertins. La technique de la rotoscopie, qui consiste à dessiner un objet ou un personnage à partir d’images en prises de vue réelles, est ici utilisée avec parcimonie : Ali Soozandeh réserve cet effet aux personnages principaux. Ce parti pris permet de jolis contrastes entre leurs physionomies rondes, naturelles, et les visages durs, fermés, de personnages secondaires, dessinés. Parallèlement, le réalisateur ose mêler les catégories sociologiques – couple en apparence pieux, prostituée a priori badine et légère, juge fourbe, jeune musicien frustré… Les parias de la société et les civils dociles se font face, avant de s’apprivoiser. Ce décalage vis-à-vis de l’ordre établi fait de ce film un grand bazar vivifiant. • J.L.