Un homme qui s’extirpe de terre, sort de son trou. C’est sur cette image hallucinante que s’ouvre L’Homme sans nom (2009), l’un des longs métrages documentaires de Wang Bing visibles dans le cadre de la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou. Le cinéaste y suit pas à pas un ermite, mi-vagabond mi-aliéné, qui vit dans une excavation souterraine, loin des regards. Cette image initiale incarne de façon très littérale le motif qui semble guider l’œuvre de Wang Bing : mettre au jour ce qui est enfoui, déterrer les souvenirs occultés et les vérités encombrantes. Ainsi dans Le Fossé, son seul film de fiction (Lion d’or à Venise en 2010), le cinéaste reconstitue le camp de « rééducation par le travail » de Mingshiu (la plupart des détenus y sont morts de faim), mettant en lumière les répressions du mouvement « anti-droitiers » de la fin des années 1950. Dans une scène glaçante du film, une jeune femme rendue folle de rage et de chagrin creuse à mains nues la terre grise, cherchant la dépouille de son fiancé parmi les milliers de sépultures anonymes. Tourné plus tôt,Fengming, Chronique d’une femme chinoise est le pendant documentaire du Fossé : Wang Bing y recueille le témoignage, face caméra, de la veuve d’un forçat de Mingshiu. Ces deux films cruciaux exhument un épisode de l’histoire effacé de la mémoire collective – il est interdit d’en parler publiquement en Chine – et largement méconnu dans le reste du monde.
Réalisateur souterrain, Wang Bing l’est à tout point de vue : il tourne clandestinement, grâce à des fonds venus d’Europe, et aucun de ses films n’a été projeté en Chine. En revanche, nous dit-il sur Skype, assis avec son interprète dans un restaurant de Pékin, « tous circulent en DVD pirates. On n’a pas la voie médiatique pour discuter du cinéma, mais au gré des rencontres, je me rends compte que beaucoup de gens ont vu mes films. » Né en 1967, il a d’abord étudié la photographie, avant de suivre des cours de cinéma à Pékin. De 1999 à 2001, seul avec sa caméra DV, il filme les ouvriers d’un immense complexe industriel à l’agonie de Shenyang. A l’ouest des rails, son premier film, est un chef-d’œuvre de neuf heures, pendant lesquelles le cinéaste met au point la distance idéale qui est à l’œuvre dans ses films : « Les personnages et la caméra sont très proches, mais je ne veux pas que les individus soient interrompus par l’acte de filmer. Je veux filmer discrètement : j’observe, je n’interviens pas, je ne commente pas. » On est fasciné par l’empathie et la douceur de sa caméra, qui se fond dans le mouvement naturel, organique, du réel, jusqu’à se faire totalement oublier des individus qu’elle filme et fait sortir de l’ombre.
Pour Les Trois Sœurs du Yunnan, Wang Bing s’est installé à Xiyangtang, un village situé dans les montagnes de la province du Yunnan, au sud de la Chine. Quelques dizaines de familles y vivent, à plus de 3 000 mètres d’altitude, dans un dénuement extrême, engluées dans le froid, la boue et le brouillard. « En 2009, je suis allé rendre visite à la famille d’un ami écrivain décédé, Sun-Shi Xiang. En revenant de sa tombe, j’ai rencontré trois fillettes qui jouaient à côté de la route. Elles étaient différentes des autres enfants, parce qu’elles étaient totalement seules. » Leur mère est partie il y a longtemps (on ne sait où ni pourquoi), leur père vit et travaille en ville. À partir d’octobre 2010, le cinéaste filme les fillettes pendant treize jours, répartis sur cinq mois. Ying, 10 ans, s’occupe seule de ses sœurs Fen, 4 ans, et Zhen, 6 ans. Vue d’ici, leur existence est inconcevable, sidérante : c’est un quotidien de survie et de labeur. Se baisser dans les champs, remplir des paniers, les porter, les décharger, préparer les repas, nourrir et déplacer les bêtes, omniprésentes – porcs, chevaux, poules, chiens… Les gestes sont répétitifs, les mains rougies, les regards cernés, les visages butés dans l’abnégation. Jamais misérabiliste, le film interroge le spectateur : quel avenir pour ces fillettes ? « C’est une question que je me suis posée moi-même, et je tourne en ce moment un documentaire sur les adolescents de cette région, qui quittent leur village pour être ouvrier en ville. C’est un projet sur l’avenir des enfants comme les trois sœurs du Yunnan, et sur la réalité de la Chine d’aujourd’hui. » Une réalité jamais montrée, éclipsée par l’impressionnante croissance économique du pays. Discrètement, modestement, Wang Bing continue de creuser un passionnant sillon.
Wang Bing, aux marges de la Chine
Un homme qui s’extirpe de terre, sort de son trou. C’est sur cette image hallucinante que s’ouvre L’Homme sans nom (2009), l’un des longs métrages documentaires de Wang Bing visibles dans le cadre de la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou. Le cinéaste y suit pas à pas un ermite, mi-vagabond mi-aliéné, qui vit