Incarnation d’une jeunesse sixties chez Jean-Luc Godard qu’il a dirigée sept fois, femme rebelle chez Rivette, héroïne moderne et libérée chez Fassbinder. En cinq rôles, on revisite la carrière exigeante et éclatante d’Anna Karina, décédée à l’âge de 79 ans.
Vivre sa vie, Jean-Luc Godard (1962)
Inspiré du sulfureux Loulou de Georg Wilhelm Pabst, Vivre sa vie est en quelque sorte le pendant sombre de l’éclatant Une femme est une femme, réalisé un an plus tôt par Jean-Luc Godard -entre temps, le couple Godard-Karina a perdu un enfant, et le film a gardé la trace de cette mort. Anna Karina y joue Nana, une vendeuse qui renonce à son rêve d’actrice pour se prostituer. Devant une projection de La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, la comédienne, perruque noire à la Louise Brooks et yeux à la fois malicieux et désespérés, pleure en silence, comme si son chagrin muet trouvait un écho au destin funeste de Renée Falconetti, et frôle le regard-caméra sans vraiment s’y abandonner.
Alphaville, Jean-Luc Godard (1965)
Anna Karina, c’est aussi le contraste entre ce visage poupin, à l’expression parfois ingénue, et une voix à la tonalité basse, étonnement rauque et profonde, qui crée des écarts saisissants. Dans Alphaville, dystopie qui imagine un futur déshumanisé où les sentiments ont disparu, l’actrice déclame avec clarté un passage de Capitale de la douleur de Paul Éluard sur l’oubli et la possibilité de renaissance, qui permettra au héros principal (Eddie Constantine) d’accomplir à bien sa mission. Une façon pour JLG de donner au timbre d’Anna Karina les accents de la liberté.
Pierrot le fou, Jean-Luc Godard (1965)
« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… » Que se cache-t-il derrière la plus célèbre réplique d’Anna Karina (Marianne), prononcée les pieds dans l’eau de la Méditerranée, face à Jean-Pierre Belmondo désinvolte et agacé? De la mélancolie bien-sûr (l’idée que la cavale de ces deux outsiders peut à tout moment se transformer en déchirement amoureux, que la rupture guette) mais aussi l’invention du personnage moderne par JLG: son spleen, qui fait peut-être écho à la relation que l’actrice et le cinéaste ont en dehors de l’écran, est érigé en art.
La Religieuse de Jacques Rivette (1967)
Dans ce film à l’esthétique austère et à l’aura scandaleuse qui s’attira les foudres de la censure au moment de sa sortie, Anna Karina interprète Suzanne Simonin, fille de bonne famille rebelle envoyée de force au couvent, qui y découvre la débauche sexuelle avant de se suicider. Rivette multiplie les plans serrés sur le visage diaphane de son actrice encadré par un voile blanc, prostrée dans l’ombre et cadenassée par les normes, regardant par la fenêtre comme pour s’échapper. Truffaut se souviendra de cette prestation en introduisant dans le bûcher de Fahrenheit 451 une photo d’Anna Karina dans ce même film de Rivette.
Roulette chinoise, Rainer Werner Fassbinder (1976)
Dans ce quatuor malsain où deux couples infidèles se retrouvent par un étrange coup du sort dans leur maison de campagne sans que ce soit prévu, Anna Karina trouve un rôle à la hauteur de son jeu à la fois grave et mutin. Les deux couples, d’abord gênés, finissent par cohabiter, donnant lieu à une magnifique scène où chacun se toise de biais avant de s’accepter, et où la beauté de l’actrice n’a jamais été aussi trouble.