Peut-être que la meilleure façon de faire l’expérience d’un lieu, c’est d’y suivre quelqu’un au hasard et de voir où ça nous mène. Les films de Virgil Vernier se vivent un peu comme ça : dans un vaste ensemble souvent circonscrit, on bascule d’un passant à un autre pour accompagner chacun dans son errance, et cette déambulation insuffle un sentiment trouble et complexe d’égarement, intensifié par le fait que l’on ne sait jamais si on est dans un documentaire ou dans une fiction. Avec Joane et Lisa, les deux héroïnes de Mercuriales (2014), on se sentait intimidés par les tours jumelles de Bagnolet, que Vernier montrait comme l’incarnation du capitalisme contemporain tout en renvoyant en filigrane au dieu du commerce Mercure. Avec les touristes du court métrage Andorre (2013), on s’hypnotisait devant les folles lumières des tristes enseignes duty free. Aujourd’hui, dans Sophia Antipolis, Vernier déchire la carte postale d’une zone d’activité située près d’Antibes, tournée vers la recherche scientifique et le tourisme, vantant les valeurs d’hédonisme et de progrès.
SOLEIL NOIR
« Quand j’étais enfant, ma grand-mère tenait un petit hôtel pas loin ; j’y passais toutes mes vacances. Quand elle venait me chercher à l’aéroport de Nice et que, sur l’autoroute, on passait devant le panneau Sophia Antipolis, j’imaginais une île antique bizarre redécouverte aujourd’hui », raconte Virgil Vernier. Dans son œuvre composée de courts, de moyens et de longs métrages, le cinéaste s’attache souvent à faire ressortir l’ampleur mythique, voire la religiosité, d’un lieu apparemment profane. Dans Orleans (2012), un concert electro pouvait être mis en parallèle avec une messe, ou un podium de strip-tease comparé implicitement au bûcher de Jeanne d’Arc, tout cela à la faveur d’un cut. Dans Sophia Antipolis, le cadre suburbain n’a rien a priori de très fantasmagorique : quelques Ibis Budget avec des chambres interchangeables et des salles de conférence vides, des bureaux atones, un centre aquatique un peu toc…
« Un décor façon Silicon Valley comme aime en produire notre époque mondialisée : purement utilitaire, pas convivial, où la voiture est reine. Malgré tout, il y a aussi un côté dépliant touristique, parce qu’on te vend le climat agréable, le fait que ce soit entre la Méditerranée, la montagne, et la forêt. On est en pleine lumière, sous un soleil de plus en plus menaçant, étouffant, choquant. » Un espace uniforme, fonctionnel et anonyme typique des films de Vernier qui promène sa caméra dans ce genre d’endroit, prétendument ouvert mais suffocant, finalement excluant – on se rappelle son génial court métrage documentaire Pandore (2010) dans lequel il filmait un videur abusant de son pouvoir devant la porte d’entrée d’une boîte de nuit. On vous promet la fête, mais vous ne pouvez pas rentrer.
DÉRIVES
Pas étonnant dès lors que Vernier ait choisi le fait divers pour investir la cité immaculée et sans identité de Sophia Antipolis. Avec cette histoire poisseuse de meurtre irrésolu liant une jeune fille souhaitant se refaire faire les seins, une mère en deuil ainsi qu’une veuve flirtant avec une secte, des agents de sécurité en ronde nocturne et une ado mystérieuse venant se recueillir à l’endroit du crime, le cinéaste rend d’autant plus manifeste le nuage mortifère qui plane sur cette cité où rien n’est censé dépasser. Si le thème de la cosmétique est introduit dès la première séquence du film, dans une clinique de chirurgie esthétique, c’est peut-être parce que la technopole, tournée vers l’avenir, tente de camoufler sa propre déliquescence, ses nécroses. Dans ces contes de la folie ordinaire, la violence archaïque la plus enfouie déborde insidieusement de l’hypermodernité.
D’où peut-être l’idée de Vernier de frotter le contemporain aux légendes anciennes : dans Karine (2001), Thermidor (2009), Orleans et Sophia Antipolis, les chevaliers, les châteaux, les talismans peuplent les secteurs les plus triviaux. Une atmosphère de fin des temps aussi, avec des feux qui brûlent de partout. Dans Sophia Antipolis, une femme croise le chemin d’un grand brûlé qu’elle a déjà vu en rêve ; un camp de migrants est réduit en cendres ; un lever de soleil flamboyant a lieu alors qu’en fond sonore est entonné un poème noir – façon cut-up à la William Burroughs – qui semble prier pour l’apocalypse, tandis que le corps de la jeune victime calcinée fait penser à une chasse aux sorcières, amenées au bûcher parce qu’elles dérangent. On tente d’enflammer tout ce qui sort d’un cadre policé, standardisé, créant sa propre violence. Où veut en venir Vernier : alerte ? prophétie ? invocation ? Impossible de répondre, mais on voit le monde prendre feu, terrifiés et subjugués.
Désorientés, on évolue alors hébétés dans des ruines, certes ultra modernes. Les héros dérivent, délirent. Dans Thermidor (2009), c’est ce personnage de rockeur qui voue un culte à Louis XVI, ou dans Vega (2014), cette vieille femme dont on ne sait si elle déraille ou si elle rêve à voix haute. Dans Sophia Antipolis, les personnages s’agitent sans trop savoir où ils vont tandis que nous, spectateurs, tentons de trouver des échos entre ces histoires de solitude discontinues, labyrinthiques.« Je ne veux pas proposer une vérité bien rassurante avec laquelle on pourrait aller se coucher tranquille », dit le cinéaste. En quête de sens, de refuges, ces protagonistes vacillant en viennent à prendre appui sur différents sanctuaires : chez un chirurgien esthétique reconnu, dans des réunions où l’on parle spiritualité, ou encore dans des stages quasi survivalistes. « Ces différents espaces ont en commun de promettre une nouvelle ère qui nous fascine tous », soutient Vernier, qui s’est immergé dans chacune de ces communautés pour nourrir son film et composer son casting. Le réalisateur dépeint ces milieux comme s’adonnant à des rituels étranges, des cérémonies d’intronisation dans des cercles de fortune, comme si ces gens cherchaient à renouer un lien perdu dans une zone d’effacement qui fait miroiter le futur, mais pas pour eux.
: « Sophia Antipolis »
de Virgil Vernier
Shellac (1 h 38)
Sortie le 31 octobre