La méthode de cet infatigable Stakhanov aura eu beau s’exporter avec succès de notre côté de l’Atlantique, les meilleurs documentaires de Frederick Wiseman n’en restent pas moins ceux dans lesquels il se livre à l’exégèse de son pays natal. Car de Titicut Folies (1969) à ce passionnant Ex Libris, à l’exception notable des quatre films tournés à Paris et à Londres, dans l’œil du cinéaste, une petite goutte d’Amérique semble chaque fois refléter le pays tout entier. De même que le quartier new-yorkais de Jackson Heights, riche de sa diversité, prenait sous sa caméra des airs d’Éden multiculturel en péril (menacé par la gentrification), la bibliothèque publique de New York et ses multiples antennes incarnent ici le parfait alliage de partage, de libre expression et d’altruisme qui est l’essence – et l’idéal – de tout service public.
Comme toujours chez Wiseman, la grâce du film repose sur la cohérence secrète de ses choix, laquelle se dessine au prix de la patience – Ex Libris dure plus de trois heures, mais ne donne jamais l’impression de radoter. Des réunions de la direction, durant lesquelles la décision la plus anecdotique en apparence réveille un débat de fond (doit-on se procurer tous les best-sellers, ou consacrer plus d’argent aux œuvres confidentielles et peu accessibles ?), au petit colloque militant organisé dans un site de Harlem dédié à la littérature afro-américaine, Wiseman attire notre attention sur la grande variété des discours et dresse le portrait d’un lieu démocratique, miroir de son public bigarré. Pour autant, si bienveillant soit-il en apparence, Ex Libris n’est pas l’œuvre d’un dupe, et le montage ne manque pas de rappeler, à la faveur d’un raccord subtilement ironique entre une antenne vétuste du Queens et la mondanité d’une réception de donateurs dans le majestueux bâtiment de Manhattan, que, à l’image d’une métropole plus inégalitaire que jamais, l’archipel du savoir n’échappe pas à la cruelle hiérarchie des quartiers.
« Ex Libris. The New York Public Library » de Frederick Wiseman
Météore Films (3 h 17)
Sortie le 1er novembre