Après un détour par le film en costumes (Une vie, 2016), Stéphane Brizé revient
aux affaires sociales avec En guerre. Dans le sillage de son acclamé La Loi du
marché (2015), il entoure Vincent Lindon d’acteurs non professionnels pour
suivre la lutte acharnée d’ouvriers contre la délocalisation de leur usine textile,
malgré les bénéfices qu’elle engrange. Le cinéaste nous a dévoilé les plans de
ce film brûlant, aussi documenté que romanesque, qui sort en salles dans la
foulée de sa présentation en Compétition à Cannes.
Une citation ouvre le film : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » C’est un appel à l’action ?
C’est une phrase de Bertolt Brecht qui m’a interpellé parce qu’elle légitime le mouvement. Est-ce un appel ? Non. Ce serait très présomptueux de faire du film une injonction. Je n’ai qu’à y aller, moi, sur les barricades ! Ce projet sert à légitimer cette colère qui fut mon point de départ, qui découle de certaines images spectaculaires, porteuses de violence, comme l’épisode de la « chemise arrachée » d’Air France en 2015. Après la diffusion des images, certains politiques ont stigmatisé les salariés en disant : « On ne discute pas avec les voyous. » Je me suis demandé ce qu’il s’était passé pour qu’on en arrive là.
Comme dans La Loi du marché, vous filmez en format Scope et le héros est joué par Vincent Lindon, ce qui ramène de la fiction dans un terreau très documentaire. En même temps, la narration s’appuie beaucoup sur le storytelling médiatique. Comment avez-vous pensé la cohabitation de ces régimes d’images ?
Ce n’est pas parce qu’on est suralimentés d’images par les médias qu’on sait beaucoup de choses. Face à un tel flot, à quoi sert la fiction ? Il me semble que, quand elle emprunte aux outils du documentaire, elle éclaire le réel. Mes personnages de salariés évoquent la présence des médias et comment ce qu’ils véhiculent peut leur porter préjudice, mais le film ne fait clairement pas le procès des bulletins de télé ou de radio. Je les utilise parce qu’ils font partie de la dramaturgie et qu’ils me permettent de faire passer des informations très concrètes et un peu techniques. Les journalistes disent froidement ce qui me prendrait des heures à dire en fiction.
Le film est très clair sur les différents enjeux : spéculation, délocalisation, loi, procédure de rachat… Comment avez-vous recueilli cette matière complexe ?
Avec Olivier Gorce, mon coscénariste, on est sortis assommés de nos séances de travail avec des avocats et des experts, à cause de la masse d’informations. On a tout retranscrit, puis on a défini le cadre du temps dans lequel inscrire le conflit. Il y avait de la législation à intégrer : que peuvent faire, dans le cadre de la loi, les entreprises ? les salariés ? Puis il a fallu transformer ces passages obligatoires en enjeux de dramaturgie, en respectant les faits à 100 % – personne ne peut me prendre en défaut, le film est en béton armé de ce point de vue-là. Cette transformation de la matière que l’on croyait au début indigeste, c’est un travail formidable. Les premières personnes qui ont vu le film lui ont trouvé un côté sexy, ça a quelque chose du polar, on attend les événements, on nourrit des espoirs pour les protagonistes.
C’est aussi un défi de mise en scène : comment filmer les discussions. Souvent, quelqu’un est en amorce dans le champ, comme pour immerger le spectateur…
Le dispositif cherche à donner le sentiment qu’on était planqués dans un coin pour écouter les discussions. La force de la fiction, c’est aussi ça : les documentaristes n’ont souvent pas le droit d’être là où nous sommes. Mais il ne faut pas en profiter pour faire dire des choses qui ne pourraient pas exister dans la vraie vie. Il s’agit de rester juste vis-à-vis des gens représentés dans le film. Mon dispositif est ultra construit, mais je veux donner le sentiment que la chose s’invente au moment où je la filme. Cela questionne sur la place de la caméra qui, lorsqu’elle est trop bien disposée, peut casser la spontanéité.
Les acteurs non professionnels jouent des rôles proches de ce qu’ils sont dans la vie ?
Oui, mais pas de leurs valeurs. Ceux qui jouent les syndicalistes qui font la scission avec le groupe mené par le personnage de Vincent Lindon m’ont dit : « En vrai, dans cette situation, je tiendrais jusqu’au bout. » Ils ont accepté de dépasser leurs convictions personnelles pour servir le film. Je pose un regard sur leurs actions, mais aucun des syndicalistes n’est caricaturé, qu’ils décident ou non de poursuivre la lutte. De même pour Jean Grosset, qui joue le conseiller social de l’Élysée, et qui dans la vraie vie a assisté à pléthore de réunions du genre. Il refusait de jouer un rôle qui ridiculiserait les politiques. Ce n’était pas mon idée au départ, et les heures passées ensemble m’incitaient d’autant moins à les caricaturer, car eux aussi portent des valeurs. Chacun a ses raisons : les syndicalistes, les cadres, les patrons. Chacun avance avec sa grille de lecture du monde.
Comment ça s’est passé pour ceux qui sont du côté du patronat ? Leurs méthodes sont mises au jour : par exemple, lorsque le patron allemand accepte enfin de rencontrer les syndicats, il use d’une certaine langue de bois.
En même temps, de son point de vue, il n’est ni arrogant ni mafieux, mais compose avec ce que les lois lui permettent de faire. Il dit : « Je vis dans un monde avec des règles, et je ne fais que les appliquer. » Les tribunaux lui donnent raison. La question est donc plutôt : pour qui sont faites les lois ? pour les puissants, ou pour les plus faibles ? Le seul recours des salariés – on le voit dans le film – ne marche pas. Après, il reste les prud’hommes. Un fort pourcentage de salariés gagne par ce biais, mais souvent trois ans plus tard, alors qu’entre-temps l’entreprise peut avoir fermé. Ça ne résout pas le problème du chômage. Les recours arrivent trop tard, et l’entreprise ne sera jamais condamnée à réembaucher le salarié.
De quelle façon le film résonne-t-il avec les mouvements actuels, les grèves, les affrontements à Notre-Dame-des-Landes, les universités bloquées ?
Je sens monter cette colère depuis bien longtemps, ça fait un an et demi que je travaille sur le film. Mon travail, c’est d’être une éponge et de raconter une histoire à partir de quelque chose qui est dans l’air. Comme le dit un des personnages dans le film, je ne crois pas qu’un seul de ces salariés se lève le matin avec l’idée de faire la peau à son patron. Les ouvriers, les salariés ont fermé leur gueule pendant des dizaines d’années pour des salaires souvent dérisoires. À force d’inattention, de condescendance et de mépris, de brutalité sociale, on ne peut pas devenir autre chose qu’une personne en colère. Ou dépressive. Il y a quelque chose de sain à ce que cette colère s’exprime, et c’est terrible quand elle n’est pas entendue.
Trouvez-vous qu’il y a une évolution dans les luttes ouvrières et la façon de les montrer depuis Mai 68 ‑ dont on célèbre cette année le cinquantième anniversaire ?
1968 était une révolution d’intellectuels : elle partait des étudiants, et les ouvriers ont suivi dans un second temps. Il y a des choses similaires de nos jours, dans les facs, par exemple. Ce qui nourrit les réformes aujourd’hui, c’est la compétitivité. Mais, comme le dit un économiste dans le film, c’est peut-être la rentabilité, le vrai mot d’ordre. Ce n’est pas un propos de gauchiste, c’est factuel. Qu’est-ce qu’on fait des hommes et des femmes qui ont participé à la richesse de l’entreprise ? Mon film est politique dans le sens où il observe comment la cité fonctionne, mais ce n’est pas un tract. Un peu comme ce que fait Ken Loach, même si mon film ne ressemble pas aux siens. Je trouve fabuleuse sa manière d’interroger la place de l’humain à l’intérieur d’un système.
Le film laisse un sentiment d’injustice, d’écœurement. Quel est le pouvoir du cinéma face au réel ?
Il ne peut pas changer le monde, mais il peut l’éclairer. Je ne suis qu’une petite lampe torche. J’ai le sentiment que le monde va mieux avec les films de Ken Loach et d’Aki Kaurismäki. La fiction a un pouvoir de catharsis, de concentration d’événements éparpillés et dilués au quotidien dans les médias. Quand soudain un film condense en une heure cinquante des événements qui courent sur des mois, ça a une puissance de frappe, un impact sur le spectateur, alors que ce ne sont que des choses qu’il connaît déjà.
: « En guerre » de Stéphane Brizé
Diaphana (1 h 52)
Sortie le 16 mai