Fous d’Iran : le renouveau du cinéma iranien

Jusqu’à présent, quand il était question de l’Iran et de son cinéma, on savait à quoi s’attendre et comment se situer. D’un côté, un régime islamique autoritaire, en place depuis la révolution de 1979, qui appliquait le fiqh (la doctrine islamique) et la censure d’État, et entretenait des relations houleuses avec les pays occidentaux. De


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Jusqu’à présent, quand il était question de l’Iran et de son cinéma, on savait à quoi s’attendre et comment se situer. D’un côté, un régime islamique autoritaire, en place depuis la révolution de 1979, qui appliquait le fiqh (la doctrine islamique) et la censure d’État, et entretenait des relations houleuses avec les pays occidentaux. De l’autre, des cinéastes célébrés dans les grands festivals du monde entier comme des héros dissidents, capables de rétablir certaines vérités sur leur pays quitte à en payer le prix. Né avec la Nouvelle Vague iranienne à l’orée des années 1970, mais source d’attention internationale depuis les années 1980 et 1990, ce cinéma, porté par des réalisateurs comme Majid Majidi (Les Enfants du ciel), Bahman Ghobadi (Un temps pour l’ivresse des chevaux), Abbas Kiarostami (Au travers des oliviers), Jafar Panahi (Le Ballon blanc) ou Asghar Farhadi (Une séparation), se devait de porter un message dans un style à la fois réaliste, social et poétique.

Même si, à l’image du plus influent et talentueux de tous, le regretté Kiarostami (Palme d’or en 1997 pour Le Goût de la cerise), ceux-ci avaient contesté les raccourcis politico-esthétiques opérés dans leurs pays comme à l’étranger, la force de frappe d’institutions comme le Festival de Cannes, la Berlinale ou la cérémonie des Oscars avait figé le cinéma iranien en un genre aux contours réguliers. Dans le même temps, l’Iran persistait à punir certains de ses auteurs les plus exportables et entretenait son image rétrograde – Panahi, emprisonné en 2010 alors qu’il devait compter parmi les jurés cannois, reste sous le coup d’une interdiction de tournage ; Mohammad Rasoulof, Prix Un certain regard en 2017 pour Un homme intègre, encourt une peine de prison pour « propagande contre le régime »… Tant qu’il y aura de la censure en Iran, il y aura des films pour l’affronter, et des caisses de résonance en Occident.

RÉSEAUX CLANDESTINS

Sauf que la face du cinéma iranien est en train de changer radicalement. Dans nos salles cette année, Invasion de Shahram Mokri (une reconstitution policière dans un Iran postapocalyptique qui tourne au film de vampires expérimental), Pig de Mani Haghighi (une comédie acide et gore dans laquelle un tueur en série décime les réalisateurs), La Permission de Soheil Beiraghi (la lutte furieuse d’une championne de futsal contre son mari qui refuse de la laisser sortir du pays) ou les oeuvres issues de la diaspora comme Il ou Elle d’Anahita Ghazvinizadeh (sorti cet été) et bientôt Border d’Ali Abbasi (en salles en janvier prochain) sont autant d’entorses à nos idées préconçues. Et ce aussi bien pour des raisons de forme (le goût de l’imaginaire et des espaces mentaux brisent le pacte du réalisme social) que de fond (une fixation sur l’épineuse question du genre). Leur particularité est d’être l’œuvre de jeunes cinéastes, nés ou ayant grandi après la révolution islamique – Haghighi, 49 ans, de loin le plus âgé, compense par son côté punk – et qui ont été biberonnés au cinéma américain et européen. Ce qui demande éclaircissement dans un contexte censé être verrouillé. « Il faut savoir que le cinéma hollywoodien représente un immense marché en Iran, l’un des plus grands au monde avec l’Inde et la Chine, nous explique Mokri. C’est du piratage, du marché noir, mais avec un réseau très actif. Comme l’Iran n’applique pas le copyright, on a accès aux films mainstream juste après leur sortie. C’est aussi le cas des films d’auteurs : Béla Tarr ou Gus Van Sant, pour ne citer que deux de mes influences, sont facilement accessibles aux étudiants et aux cinéphiles. »

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Invasion de Shahram Mokri (2018)

Constat partagé par Haghighi, qui a pu observer comment les efforts du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique se sont heurtés à la diffusion des nouvelles technologies. « Après la révolution de 1979, les cinémas ne passaient plus que des films de propagande, mais ça n’a servi à rien parce qu’au même moment la vidéo envahissait le pays. Quand j’avais 10 ans, on s’échangeait des Betamax sous le manteau, et ça n’a fait que s’amplifier avec les DVD et Internet. Aujourd’hui, n’importe qui peut faire un film avec son iPhone et le diffuser sans intermédiaire. Et c’est exactement ce qui se passe, parce qu’en Iran tout le monde veut être cinéaste ! » Voilà sans doute pourquoi les écrans, caméras, portables et réseaux sociaux occupent une telle place dans ces films, à la fois comme éléments de scénario (Pig, La Permission) et comme outils de mise en scène (Invasion et Fish & Cat, le précédent film de Mokri, constitués d’un unique plan-séquence, ne pourraient exister sur pellicule). En Iran plus qu’ailleurs, les nouvelles technologies portent l’espoir d’un contre-pouvoir – mêmes si leurs dérives sont semblables à celles qu’on connaît en Occident.

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Pig de Mani Haghighi (2018)

ENNEMIS PUBLICS

Tout cela ne nous dit pas pour autant comment de tels films – pour ne parler que de ceux produits en Iran – ont pu passer à travers les verrous de l’État. On est abasourdi par la manière dont Mokri s’empare du cinéma de genre (horreur, science-fiction) pour sonder la paranoïa iranienne, par la vista satirique de Haghighi qui tire à boulets rouges sur la police secrète comme sur les profiteurs du milieu artistique. Même La Permission, de facture plus classique, délivre un message antipatriarcal d’une rare virulence, avec son héroïne sportive qui n’hésite pas à rosser son mari en public. Alors que fait la police ? Mokri nous offre une vue d’ensemble. « La commission de censure juge les films selon trois catégories. La première, ce sont les films réalistes. On considère qu’ils représentent la société de manière non biaisée, donc le tri est facile à faire entre ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas. La deuxième catégorie, c’est les comédies. La tradition du bouffon de la cour est ancienne en Iran, ce qui explique la tolérance dont bénéficie ce genre. Une comédie peut contenir des allusions sexuelles ou politiques, mais on estime que ça ne peut pas être pris au sérieux. La dernière catégorie est plus problématique : c’est celle des films que la censure estime ne pas comprendre. Dans ce cas-là, le processus est plus imprévisible. » L’appartenance à ce dernier groupe expliquerait la trajectoire chaotique d’Invasion, sorti en Iran puis brusquement interdit après son passage à la Berlinale, où la thématique du genre n’a échappé à personne. La réception du public semble d’ailleurs constituer un critère surplombant, justifiant une censure a posteriori. Haghighi aussi en a fait les frais, malgré sa prédilection pour un genre protégé. « Mon précédent film, 50 Kilo Albaloo, était une comédie romantique destinée au marché iranien. Le film est sorti sans problème, mais le public a commencé à réagir de manière inattendue, révélant certains sous-textes. Du coup le ministère l’a retiré des écrans. » Paradoxalement, cela n’a pas empêché son immense succès populaire, et cela a même joué en la faveur de son film suivant, pourtant plus provocant. « Quand le ministère censure un film, cela s’accompagne d’une clause tacite. Comme l’interdiction de 50 Kilo Albaloo avait fait du bruit, ils se sont sentis obligés d’être plus coulants avec Pig. Ils craignaient la mauvaise publicité. »


Le rapport entre cinéastes et censeurs est donc bien moins vertical qu’il n’y paraît. C’est un jeu du chat et de la souris dont les artistes, pour peu qu’ils en connaissent les subtilités, sortent souvent grandis. « S’ils veulent nous intimider, ils doivent changer de stratégie, estime Haghighi. Blacklister les cinéastes en fait des martyrs aux yeux du monde. De même qu’il est facile de présenter un scénario épuré aux censeurs pour les mettre ensuite au pied du mur. Le plus efficace aujourd’hui, c’est la censure par la distribution : ils nous donnent des horaires de projection étranges ou changent de salles à l’improviste pour que les gens ne sachent pas où aller. » Le poker menteur continue, avec toutefois une nouvelle interrogation : les porte-parole étrangers vont-ils continuer à dérouler le tapis rouge à cette génération en rupture ? C’est peut-être dans nos têtes que se logent les derniers verrous. « L’Occident nous a enfermés dans une case, s’agace Haghighi. On nous explique que le public occidental veut du réalisme social et rien d’autre. C’est une forme d’impérialisme qui ignore la richesse culturelle de l’Iran. Mes premiers films ont été rejetés par les programmateurs de festivals. Certains m’ont écrit des lettres pour m’expliquer que ce que je faisais, ce n’était pas du cinéma iranien ! Trop de fantaisie, d’imaginaire… Ils attendent un revival du réalisme social qui n’aura pas lieu. Rien ne peut arrêter la nouvelle génération. » Le monde évolue, les règles changent, et la révolution du cinéma iranien ne fait que commencer.

: « Invasion » de Shahram Mokri
Damned, 1 h 40
Sortie le 24 octobre

« La Permission » de Soheil Beiraghi
Sophie Dulac, 1 h 28
Sortie le 28 novembre)

« Pig » de Mani Haghighi
Épicentre Films, 1 h 48
Sortie le 5 décembre