Dans High Life, l’espace, l’infiniment grand, est lié à la prison, l’enfermement. Sur quoi ouvre ce paradoxe ?
Dans un livre, l’astrophysicien Stephen Hawking disait que la reproduction dans l’espace est très difficile. Et pourtant c’est peut-être la seule solution pour se rendre au-delà du système solaire, car une seule vie humaine ne suffirait pas pour aller au bout du voyage. En même temps, cet au-delà est la seule zone encore intrigante dans l’espace, avec la matière noire et les trous noirs. Je me suis dit qu’un pays comme les États-Unis
pourrait proposer à des gens jeunes, condamnés à la peine de mort, le choix de sacrifier leur vie à une telle mission plutôt que d’attendre dans le couloir de la mort. Pour moi, le début du film, ça a toujours été cet homme dans un vaisseau qui a perdu tous ses compagnons et qui se retrouve seul avec un bébé et un jardin, unique trace de leurs origines terrestres. Il ne peut pas se suicider, parce qu’il faudrait tuer le bébé d’abord.
Est-ce que vous voyez dans la conquête spatiale une volonté de s’approprier un espace qui ne devrait pas l’être ?
L’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau nous a éclairés, mon coscénariste Jean-Pol Fargeau et moi, sur les histoires spatio-temporelles et ce qu’on sait des trous noirs aujourd’hui. Je pense que ça vaut la peine d’aller dans l’espace. Le problème, c’est l’idée de conquête… On tournait en studio à Cologne, où se trouve le Centre des astronautes européens, d’où l’on peut observer l’équipage dans la station internationale, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose de moins militaire, moins conquérant, dans l’uniforme russe que dans celui de la NASA. C’est donc celui que j’ai choisi comme modèle. Je déteste ces photos d’Américains habillés en blanc dans des vaisseaux qui brillent… On ne va pas conquérir l’espace, de toute façon.
En 2014, après avoir rencontré l’artiste islando-danois Ólafur Eliasson, connu pour son travail mêlant nature et technologie et passionné par les trous noirs, vous avez réalisé votre court métrage abstrait et contemplatif Contact à partir de l’une de ses futures installations. Comment Eliasson a-t-il influencé High Life ?
Il y a cinq ans, un producteur m’a demandé si je voulais faire un film en anglais, et je lui avais fait lire un synopsis qui amorçait l’idée de High Life. Il a voulu qu’on aille voir Ólafur Eliasson, qui est alors devenu un compagnon de route. Dans Contact comme dans High Life, j’ai repris la lumière jaune qu’il avait inventée pour son installation The Weather Project à la Tate Modern à Londres, en 2003. Après Contact, j’ai mis quatre ans à faire High Life, qu’Eliasson a aussi beaucoup nourri.
D’où vient la forme rectangulaire très originale du vaisseau ?
Ça m’est venu en écrivant le scénario avec Jean-Pol. Je me suis dit qu’il fallait que ce soit une prison, c’est-à-dire une sorte de boîte avec un couloir central, des cellules, et à l’étage inférieur, la fuck room.
Votre premier court métrage, Le 15 mai (1969), était inspiré par Philip K. Dick : quelle importance a cet auteur dans toute votre œuvre ?
Déjà petite, quand j’habitais Yaoundé au Cameroun, les seuls livres qui m’intéressaient étaient ceux de science-fiction. Après je suis venue en France, j’ai fait l’IDHEC et j’ai eu un compagnon qui s’intéressait à la SF, donc évidemment à Philip K. Dick. Pour High Life, je suis partie de ce que je préférais chez cet auteur : le fait de dépeindre des gens prisonniers d’une utopie.
Le montage relie une scène où le héros perd un outil dans l’espace et le plan d’une pierre qu’il jette dans un puits après s’en être servi comme d’une arme, enfant. Est-ce que c’est un clin d’œil à la fameuse scène de la découverte de l’arme-outil dans 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ?
Peut-être inconsciemment. C’est inoubliable. J’ai plutôt pensé au film globalement, en me disant que mon économie était autre. 2001 est comme une preuve de l’existence de l’espace, ça m’a donné le droit de faire un film qui n’a pas besoin de représenter la même chose, comme si on pouvait tout faire après ça. Mais le puits et la pierre qui tombe, je les ai carrément piqués à Stalker (1981) d’Andreï Tarkovski. C’est le plan qui me fait le plus peur, quand le stalker est avec le chien et qu’un des deux hommes jette la pierre dans le puits, un puits sans fond. Quand Aurélien Barrau m’a dit que, là où étaient les héros de mon film, quatre ans après avoir quitté le système solaire à 90 % de la vitesse de la lumière, le vide et la chute des corps étaient sans fin, je me suis souvenue du puits de Stalker. C’est la scène qui matérialise le plus ma peur de l’infini. Il y a aussi un chien dans Nostalghia. Ces compagnons des êtres humains nous permettent de mesurer notre petitesse. C’est pour ça que j’ai voulu qu’il y ait des chiens dans le film.
Dans le contraste entre l’organique et le technologique, on sent une certaine appréhension liée à l’idée de l’homme augmenté, du transhumanisme…
Je ne suis pas tellement angoissée par ça, au fond. Je voulais surtout qu’il soit question de fluides. J’ai emprunté cela à Stanley Kubrick : au début de Docteur Folamour, un personnage évoque l’importance des fluides corporels. Dans cette boîte qu’est le vaisseau, il n’y a rien pour reprogrammer la vie et il faut recycler les matières… Parce qu’ils partent pour toujours.
L’idée du tabou arrive très vite : dès le début, le héros explique au bébé que l’homme n’est pas censé manger ses excréments, alors qu’ils doivent justement se nourrir de leurs matières recyclées pour pouvoir survivre dans le vaisseau.
Quand il explique ça, c’est comme s’il savait déjà ce qui va arriver. Il dit au bébé « c’est un tabou », en sachant que, quelques années plus tard, un autre tabou sera transgressé, parce que sa fille n’aura pas d’autre homme que lui.
Lors de la projection du film en septembre au festival de Toronto, on a eu écho de nausées, d’évanouissements. Vous pensez que c’est lié à la représentation des fluides (sperme, lait maternel, sang…) ?
Robert Pattinson m’a montré ces réactions sur Twitter. Quand même, les gens sont limite… Je suis très inquiète de cette régression. Dans la scène qui a choqué certaines personnes, le personnage de Juliette Binoche est comme une prêtresse tenant dans ses mains le sperme sacré de son moine adoré. Je pensais que c’était suffisamment au second degré pour que les gens ne s’évanouissent pas ou ne vomissent pas.
Sexualité et reproduction sont des éléments séparés dans le film. Pour la sexualité il y a la fuck room, et pour la reproduction il y a des pipettes. Pourquoi ?
À force de lire des bouquins sur les prisons et les systèmes pénitentiaires, je me suis dit que, si la reproduction était liée à la sexualité, le voyage allait durer très peu de temps, la révolution allait éclater. J’avais lu le journal de bord d’un marin du Bounty, qui raconte comment ça a foiré quand les femmes sont montées à bord. À partir du moment où on vit une sexualité – homme-femme,
homme-homme ou femme-femme, qu’importe – dictée par le désir, ça ne tient pas, c’est impossible d’avoir des règles carcérales ou maritimes. Donc j’étais partie sur cette idée qu’il fallait une « machine à jouir » et que la reproduction soit totalement séparée du plaisir sexuel.
L’équipage traite la scientifique chargée de l’expérience de reproduction de sorcière. Qu’incarne cette figure pour vous ?
Dans le film, elle est la plus vivante de tous. C’est la maîtresse de la vie, elle n’a plus peur. Au fond, elle a déjà payé sa dette, donc elle veut jouir encore et réussir ses expériences, rien d’autre. Elle a cette liberté-là, c’est pour ça qu’elle est la seule qui ne soit pas habillée en rouge et qu’elle laisse pousser ses cheveux pendant tout le voyage, alors que le héros n’arrête pas de se raser la barbe.
Un beau soleil intérieur (2017) était basé sur vos souvenirs, que vous mixiez avec ceux de Christine Angot. Ce film-là a-t-il aussi une part autobiographique ?
Le personnage joué par Mia Goth, une jeune fille qui ne veut pas d’enfant, qui veut s’échapper du vaisseau et disparaître, me ressemble quand j’étais adolescente. Je ne détestais pas du tout les enfants, mais je ne voulais absolument pas être prise au piège. Le héros, c’est une sorte de chevalier de la Table ronde qui pense que la chasteté va l’aider à survivre, ce n’est pas du tout moi. Et pour le personnage de la scientifique, j’avais Patricia Arquette en tête au moment de l’écriture, sauf qu’elle n’était pas libre en même temps que Robert Pattinson pour le tournage. Juliette Binoche, avec qui je venais de faire Un beau soleil intérieur, m’a dit : « Mais, moi ? » J’ai répondu : « Bon, alors on enchaîne ! » Je n’avais pas du tout pensé à Robert Pattinson, le héros était pour moi un homme plus âgé, fatigué par la vie et qui n’avait plus goût à rien, qui ne voulait surtout pas se laisser avoir par ses pulsions sexuelles ou par ses relations avec les autres. Robert avait eu vent du projet par le directeur de casting et par son agent, et il m’a contactée. Franchement, je me disais que ce n’était pas possible, je ne pouvais pas rajeunir autant le personnage, et puis à force de voir régulièrement Robert, je suis devenue accro, comme ses groupies. J’ai vu les films Twilight. Le personnage qu’il y jouait avait un passé, et il avait peur d’inoculer le virus à la fille qu’il aimait, ça me touchait beaucoup.
Vous êtes passionnée par les plantes. Dans Trouble Every Day comme dans ce film, vous liez le végétal à la technologie, ce qui crée une certaine tension…
J’assomme toute ma copropriété avec mes plantes dans la cour de l’immeuble. J’en ai ramené une du Cameroun et je ne sais plus quoi en faire, elle grossit dans ma baignoire. Nous, on ne se voit pas grandir quand on est enfant, on ne se voit pas vieillir quand on est adulte, mais les plantes, c’est une échelle du temps extraordinaire. Elles ont la mémoire de la terre, du terrain et de ce qui tombe du ciel en elles. Je crois que c’est ma mère qui m’a légué ça : il m’est arrivé de vivre dans un petit appartement et d’avoir quand même une plante : ça change tout. Dans le film, la serre est le seul endroit où les personnages se sentent bien.
Robert Pattinson a dit que jusqu’au dernier moment vous n’aviez pas le bébé et qu’il vous manquait une actrice, mais que ça ne vous paniquait pas du tout.
Il est gentil ! Pour le bébé, on nous avait un peu condamnés à travailler avec des jumelles. Sauf que je ne les aimais pas. Ce n’est pas qu’elles n’étaient pas bien, mais moi, j’ai une sœur jumelle, et je déteste l’idée que des jumelles soient identiques et interchangeables. Il s’est trouvé que ma mère, au début du tournage à Cologne, était en train de mourir dans un hôpital à Paris. Un samedi matin, j’ai pris le train et j’ai passé tout le week-end avec elle. Quand je suis rentrée à Cologne, Robert m’attendait dans le hall de l’hôtel et m’a dit : « Tu sais, Claire, je crois que t’as raison ; les jumelles, je ne les sens pas trop. » J’étais portée par la force que me donnait ma mère mourante : tout paraissait minime, à côté. Donc j’ai dit à Robert : « Demain, je ne tourne pas avec les jumelles. » Il m’a répondu : « Mon meilleur ami d’enfance a une petite fille de 12 mois que j’adore, est-ce que tu m’autorises à l’appeler ? » Ben je lui ai dit oui ! Et là, tout de suite, tout le monde a été heureux.
: « High Life »
de Claire Denis
Wild Bunch (1 h 50)
Sortie le 7 novembre