Apichatpong Weerasethakul nous met la fièvre

Pouvez-vous décrire la mise en scène de Fever Room ? Je ne devrais pas ! C’est très dur d’en parler sans spoiler… Disons que c’est une projection qui rend le spectateur sensible à l’espace entre lui et l’écran. Normalement, quand on regarde un film, il y a seulement vous et l’écran, qui est une illusion


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Pouvez-vous décrire la mise en scène de Fever Room ?
Je ne devrais pas ! C’est très dur d’en parler sans spoiler… Disons que c’est une projection qui rend le spectateur sensible à l’espace entre lui et l’écran. Normalement, quand on regarde un film, il y a seulement vous et l’écran, qui est une illusion en deux dimensions. Mais, pour ce spectacle, je voulais que le public prenne conscience de l’espace qu’il y a entre les deux.

Quel sens donnez-vous au titre ?
Voyons voir… Littéralement, la fièvre, dans mon film Cemetery of Splendour, c’est la maladie du sommeil qui touche le soldat. Fever Room prolonge cette idée. Dans l’installation, ce ne sont plus seulement les acteurs, mais aussi les spectateurs qui sont contaminés par cette « maladie ». Elle nous fait voyager comme dans un rêve.

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Fever Room

Comment cette idée vous est venue ?
En 2014, au moment où je faisais Cemetery of Splendour, la programmatrice d’un nouveau complexe de cinémas en Corée du Sud m’a invité à imaginer une performance. C’était un grand défi pour moi, parce que je n’avais jamais rien fait au théâtre. Pour moi, c’est un medium associé au présent, à la vie, alors que le cinéma a à voir avec la mort.

Qu’entendez-vous par là ?
Je pense que le cinéma, surtout dans le sens classique du terme (c’est-à-dire quand on tourne un film, qu’on en développe la pellicule puis qu’on le monte) a à voir avec la lumière passée. C’est encore plus le cas avec mon travail, puisque je travaille en partie sur des souvenirs d’enfance ou de certains endroits… Je reconvoque cette mort sur pellicule. Mais, au moment de la projection, c’est comme si tout ça se remettait à vivre, que le public l’activait. Ensuite, les spectateurs repartent avec, et cette lumière meurt à nouveau, en quelque sorte.

Vous vous êtes dit que l’expérience de Cemetery of Splendour était incomplète pour le spectateur ?
Le film en lui-même est complet, mais je voulais aller plus loin avec les deux personnages, en terme de rêve. Pour moi, cet état est toujours associé au cinéma. Quand on rêve, on se raconte une histoire personnelle, c’est comme une lumière qui nous est propre. J’essaye de trouver le moyen de poursuivre cela, de retrouver cette lumière individuelle à travers cette installation. Dans ce sens, c’est plus personnel que le film, j’y ai injecté beaucoup de moi. Et comme le cinéma que j’aime en premier lieu est expérimental, il y a beaucoup d’expérimentations dans les lumières du spectacle.

L’installation fait partie de la manifestation artistique Welcome to Caveland !, qui s’intéresse aux endroits cachés, comme les caves ou les grottes. Qu’est-ce que ces lieux vous inspirent ?
Récemment, quelqu’un au Portugal m’a parlé d’une grotte qui venait d’être découverte au nord du pays. C’est quasiment de l’animation : il y a des dessins sur les murs qui donnent l’impression de bouger quand on les éclaire avec une torche ou une lampe, il y a une progression de dessin en dessin. Les hommes préhistoriques étaient déjà assez conscients du mouvement. Et puis il y a aussi Platon, et son allégorie de la grotte, qui parle d’illusion et de réalité. C’est très politique. Un groupe d’hommes vit dans une grotte. Tout ce qu’ils connaissent, c’est les ombres engendrées par le feu, ils pensent que c’est la réalité. Un jour, l’un d’eux sort et voit le soleil. Quand il revient, il dit que c’est ça, la réalité, mais personne ne le croit. Ils le tuent. Cette histoire me parle beaucoup, puisque je viens de Thaïlande, où il y a beaucoup de propagande. Dans le pays, quand on essaye de trouver d’autres sources d’informations, ça peut nous exposer à la violence.

À ce propos, vous avez dit que Cemetery of Splendour évoquait la situation politique actuelle en Thaïlande. Est-ce aussi le cas pour Fever Room ?
Non, car l’installation est plus élémentaire : de la lumière, des ombres, du feu… C’est beaucoup plus épuré, abstrait et personnel.

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Fever Room

Pourquoi la lumière, le sommeil et l’hypnose sont aussi important dans votre travail, de manière générale ?
Je trouve que le sommeil est toujours mieux que le cinéma. Comme je l’ai dit, c’est une lumière personnelle, on l’expérimente quasiment toutes les nuits mais sans y prêter attention. Pour moi, la logique des rêves, c’est le futur du cinéma. Quand on y pense, chaque nuit, on dort par cycles de quatre phases. Chacune d’elle fait environ 90 minutes. C’est la durée d’un long métrage. Je trouve ça plausible que cette durée moyenne dérive de ce fait biologique. En fait, c’est sûrement pour ça qu’on va au cinéma ! En tout cas, je trouve qu’il y a une relation étroite entre les deux. Mais le cinéma rend le public passif, alors que dans un rêve, on explore. Quand on regarde l’environnement, notre corps nous donne la sensation de bouger : les mains, les jambes… Mais une réaction chimique dans le cerveau nous paralyse dans la réalité. Le cinéma d’aujourd’hui, avec la VR,  tente de nous faire bouger, de nous donner l’impression qu’on explore. C’est comme si on voulait se rapprocher du rêve.

Justement, est-ce que la VR vous intéresse ?
Absolument, mais je trouve que la technologie est encore trop balbutiante.

Est-ce que le public participe, dans Fever Room ?
C’est une question intéressante, j’aime beaucoup quand c’est le cas. Mais au début du spectacle, c’est très cinématographique, les gens ont tendance à rester dans cet état d’esprit. Ils n’ont pas trop envie de bouger après ça. En même temps, ça serait difficile, il y a beaucoup de gens… Mais j’espère toujours que quelques personnes vont se lever et marcher.

À quoi ressemblera votre prochain projet ?
Je suis en train de préparer une nouvelle installation vidéo et d’imaginer un film en Amérique du Sud. Je suis très intéressé par leur approche du cerveau. D’après les croyances ancestrales, il y aurait une autre vision possible, les yeux ouverts, qu’on peut expérimenter en prenant une drogue. Je sens que j’ai besoin de l’explorer. Le chamanisme, très ancré là-bas, tente de communiquer avec ce qui est dans ou au-delà de soi. J’aime beaucoup cette idée. Et aussi l’histoire de l’Amérique du Sud. C’est très violent, comparable à la Thaïlande, où je ne peux plus faire de films maintenant parce qu’il y a trop de censure.

Fever Room
jusqu’au 13 novembre
au Centre dramatique national Nanterre-Amandiers
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris