Comme dans Ce sentiment de l’été, vous confrontez de jeunes héros au deuil. Pourquoi ?
Je pense qu’on se coltine tous un peu ce thème de la disparition, de l’absence, et qu’on s’en accommode plus ou moins bien. Moi, je dois avoir du mal à m’en accommoder. À chaque fois que je me mets à écrire, ça s’inscrit au cœur du projet, de manière plus ou moins frontale ou métaphorique. J’avais envie depuis longtemps de faire un film autour de la figure d’un grand enfant qui accompagnerait un petit enfant autour d’une béance. David, le personnage joué par Vincent Lacoste, est assez démuni. On ne sait d’ailleurs pas très bien qui de lui ou d’Amanda est le plus à même de s’occuper de l’autre.
Du jour au lendemain, David se retrouve responsable de sa nièce. Quel regard portez-vous sur cette jeunesse privée de son innocence ?
Avec ce film, je voulais vraiment capter quelque chose de l’électricité, de la fragilité et de la fébrilité de l’époque, et les attentats sont le point paroxystique de cette violence. Mais cette brutalité prend aussi des atours plus discrets qui touchent cette jeunesse : on voit la précarité des boulots que le personnage multiplie, le fait qu’il doive mettre en location son appartement, l’endroit qui représente son intimité. La douceur et la bienveillance de David me touchent. Son innocence contraste avec la dureté de la société. Les rapports humains peuvent être une source de lumière, une possibilité de salut.
Amanda exprime sa tristesse par des paroles très imagées. Comment représenter le deuil d’un enfant ?
C’est juste le deuil de ce personnage-là. C’est forcément très subjectif, très singulier. Mais il y a une chose à laquelle je tenais vraiment dans le choix de l’actrice qui jouerait ce rôle, c’est qu’on trouve sur son visage un côté très juvénile, très poupon, et qu’en parallèle elle ait une capacité à formuler une pensée de manière mature. Amanda n’a grandi qu’avec un seul parent : plus que les autres enfants, elle est amenée à avoir des discussions sérieuses avec des adultes. Isaure Multrier a lu le scénario et elle comprenait tout. La seule chose qu’elle appréhendait vraiment, c’étaient les séquences d’émotion : ça lui faisait peur d’être confrontée à ça. Après, j’ai beaucoup parlé avec elle, j’ai essayé de ne pas la prendre en défaut, d’être le plus honnête possible, et puis de la mettre dans une atmosphère bienveillante.
À un moment, la fillette refuse de jeter les affaires de toilette de sa mère disparue. Que révèle cette scène ?
Il me semble que les enfants sont très attachés à ce genre de choses. C’est comme s’ils ressuscitaient l’être aimé grâce aux objets. C’est un peu comme cette scène dans laquelle Amanda monte les escaliers, ouvre la porte, et on devine tout de suite qu’elle s’imagine retrouver sa mère de l’autre côté. C’est une pensée magique, elle sait très bien que c’est impossible.
Comment avez-vous imaginé l’attentat qui surgit dans le film, et sa représentation ?
Pour moi, c’était inconcevable d’écrire une histoire à partir d’un attentat réel. La question se cristallisait beaucoup autour du lieu de l’attentat. Il fallait qu’il renferme une espèce d’abstraction, même s’il est aussi très concret puisque c’est le bois de Vincennes. C’est malheureusement très plausible comme décor. Et, en même temps, la forêt nous ramène au domaine du conte. Ça m’aurait mis mal à l’aise de situer cette irruption de la terreur dans une zone très identifiée, plus circonscrite, dans un grand magasin type BHV. Après, même si le sujet des attentats est périphérique dans le film, je ne voulais pas être dans le contournement de la violence. Ça aurait été de la fausse pudeur de l’éluder.
Lorsqu’il arrive sur les lieux de l’attentat, David est comme sonné, tandis que le récit devient sourd, presque irréel.
Oui, juste avant, il est place Daumesnil. Il arrive porte Dorée, c’est bondé de voitures. Il quitte la ville et, petit à petit, il gagne la forêt. La lumière est en train de tomber et sur les lieux du massacre il y a une forme d’abstraction qui se répand. Comme si les images réelles de l’événement n’étaient pas encore arrivées à son cerveau, qu’il avait une sorte de protection qui l’empêchait d’accéder à l’horreur, comme un petit contretemps qui permette de survivre.
Que reste-t-il dans le film de vos impressions de la nuit du 13 novembre 2015 et de ce qui a suivi ?
La stupéfaction, le silence, le vide de la ville. Évidemment, ça ne nous empêche pas de vivre, mais c’est là, diffus, ça appartient presque à Paris. Pourtant, des touristes prennent des bateaux, la vie continue… C’est étrange, absurde.
Que peut la fiction lorsqu’il s’agit de dépeindre de tels drames ?
Je manque un peu de recul là-dessus. J’imagine qu’elle peut beaucoup. Après les attentats de 2015, je me rappelle que j’ai été frappé par la saturation d’images. C’était sale, c’était dégueulasse, et néanmoins on ne voyait rien. Il y avait du vide à la place d’images qui auraient pu nous aider à penser les choses. Pour moi, le film devait créer un imaginaire subjectif : les images sont très crues mais aussi déréalisées, parce qu’elles sont vues à travers le regard d’un personnage. C’est un événement qui fait partie de l’imaginaire collectif, de l’histoire nationale, et j’ai entendu certains témoignages de proches de victimes qui disaient avoir le sentiment qu’on leur confisquait leur deuil – comme si ce deuil singulier, ce qu’ils vivaient dans leur chair, on tentait de le supplanter par une émotion nationale. Je ne porte pas de jugement, mais c’est curieux : après les attentats, des médias ont essayé de s’emparer des histoires des victimes. C’est à la fois beau et dérisoire, intrusif, dérangeant. C’est pour ça que c’était important que le film reste à hauteur d’homme, ou d’enfant.
Que vous évoque la lumière d’été qui éclaire souvent les drames de vos personnages ?
Paradoxalement, j’ai l’impression que l’été, avec ses tons bleu profond, a quelque chose de déchirant. Il y a cette ambivalence de la saison qui est porteuse de lumière, d’espoir, mais où malgré tout la solitude est d’autant plus présente, plus prégnante. Comme on tourne en pellicule, on obtient quelque chose de chaleureux, d’imparfait, avec des couleurs qu’on n’a plus l’habitude de voir. Pour Amanda, on voulait que le rendu soit le plus lumineux possible.
David annonce à Amanda la mort de sa mère dans un square. Vous placez souvent vos personnages dans les lieux les plus apaisés, et un peu en retrait, des grandes villes – parcs, balcons, terrasses…
C’est vrai que j’ai toujours besoin de prendre de la hauteur, de chercher une forme d’isolement, de rester dans la ville et du même coup de ne pas y être complètement, comme si on pouvait toucher l’essence des choses par ce recul plutôt qu’en restant dans l’œil du cyclone.
Vous filmez beaucoup de balades sans dialogue, des promenades à vélo… Le motif de l’errance revient souvent dans vos films. Qu’est-ce que vous aimez dans ces temps de pause ?
C’est purement pictural : j’adore tourner en extérieur, capturer des lieux en mouvement, embrasser plein de perspectives, plein d’aspects du paysage dans un même plan. Et j’ai l’impression que, sur un sujet aussi pesant et lourd, ces déambulations amènent une sorte de souffle, de respiration. Et j’ai à cœur qu’on regarde mes films comme on écoute une chanson. J’aime que ce soit sensoriel, qu’on puisse se lover dans une ambiance ou une atmosphère. Pour moi, les scènes où David roule à vélo donnent la mélodie du film. Ce sont des passages moins scénarisés parce que je suis attaché à l’idée qu’un film, à l’image de la vie, ne soit pas seulement constitué de temps forts.
« Amanda » de Mikhaël Hers
Pyramide (1 h 47)
Sortie le 21 novembre