William Friedkin bouge encore

En septembre 2012, dans notre 104e numéro, on interviewait l’immense William Friedkin à l’occasion de la sortie de son film Killer Joe, avec Matthew McConaughey – et on consacrait notre couverture à l’acteur américain. Adulé au début des années 1970 pour French Connection et L’Exorciste, admiré ensuite pour Le Convoi de la peur et Police


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En septembre 2012, dans notre 104e numéro, on interviewait l’immense William Friedkin à l’occasion de la sortie de son film Killer Joe, avec Matthew McConaughey – et on consacrait notre couverture à l’acteur américain.

Adulé au début des années 1970 pour French Connection et L’Exorciste, admiré ensuite pour Le Convoi de la peur et Police fédérale Los Angeles, William Friedkin a connu des flops (La Chasse, La Nurse) et un retour convaincant en 2006 avec Bug. Killer Joe est une vision sombre de l’Amérique white trash, qui concentre son action dans un mobile home crasseux et nous entraîne dans un engrenage pervers, au sein d’une famille tordue : un jeune Texan paumé (Emile Hirsch) marchande sa sœur (angélique Juno Temple) auprès d’un tueur à gages (Matthew McConaughey) pour éliminer sa mère et toucher l’assurance vie. Le petit génie des années 1970 a aujourd’hui 77 ans , les mêmes lunettes en cul de bouteille sur le nez et un talent intact, direct et abrasif.

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Cinéphile obsessionnel, William Friedkin infiltre Hollywood à la fin des années 1960 après avoir fait ses armes dans le genre documentaire et la télé. Rodé sur une comédie musicale avec Sonny et Cher (Good Times), c’est son goût pour la controverse (Les Garçons de la bande) et sa maîtrise technique (French Connection) qui lui servent de rampe de lancement pour L’Exorciste (1973), cauchemar sur la puberté et l’un des films les plus rentables de l’histoire. Présenté comme un réalisateur tyrannique dans le livre de Peter Biskind Le Nouvel Hollywood, Friedkin s’est montré charmant en entretien et disposé à toutes les digressions. Sans oublier de nous reprocher d’avoir choisi son acteur pour la couv, plutôt que lui. Rencontre avec un cinéaste qui n’a rien perdu de sa hargne.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans l’histoire de Killer Joe, vision d’une Amérique désenchantée ?
Le scénariste Tracy Letts et moi-même partageons la même vision du monde : les gens ont une part de bien et de mal, il n’y a pas de gentils ou de méchants – ça, c’est pour les adaptations de comics et de jeux vidéo. Quand j’étais plus jeune, j’aimais ce genre de films (et je croyais au père Noël !), mais ce sont des visions sentimentales et infantiles du monde, que la plupart des films américains glorifie aujourd’hui.

Après Bug en 2006, c’est votre deuxième collaboration avec le dramaturge Tracy Letts, qui signe le scénario de Killer Joe d’après sa pièce homonyme…
Il fait partie des meilleurs dramaturges américains, au même titre que Tennessee Williams ou Arthur Miller. Il a une grande perspicacité sur la nature humaine, en tout cas sur la nature humaine américaine. Par contre, je ne pourrais pas faire un film français. Les séquences marseillaises de French Connection, c’est vraiment une vision de touriste. Franchement, quelle idée j’ai eue de tourner au château d’If !

Une forme de violence archaïque (tuer sa mère, marchander sa sœur), voire freudienne, est-elle à l’œuvre dans Killer Joe ?
Le film n’a rien de métaphorique ni de philosophique, cette histoire est tirée d’un fait divers qui a eu lieu en Floride. Je pensais davantage aux écrivains de mélodrames criminels comme James M. Cain (auteur notamment de Mildred Pierce – ndlr).

Le film épouse la structure d’un conte de fées noir, avec des personnages archétypaux, comme la belle-mère manipulatrice…
On pense à Cendrillon : Dottie est une jeune fille dans un foyer très dur, négligée par ses parents et qui cherche le prince charmant. Elle le trouve, mais c’est un tueur à gages. Les contes de fées sont intéressants pour toutes les générations, ils parlent de nos rêves et de nos cauchemars. Les personnages de Killer Joe sont prisonniers de leurs rêves et font des choses idiotes. La psyché humaine est fragile, et aux États-Unis, quand elle se brise, on sort un flingue, parce que c’est un pays où tout le monde peut légalement posséder un revolver.

Dottie est moins naïve qu’elle n’en a l’air. Comment décririez-vous ce personnage ?
Elle semble manipulée par tout le monde : sa propre famille, Joe… Mais à la fin du film, on se rend compte que c’est elle qui a le contrôle. Pour Tracy Letts, Dottie est « la gardienne de la rage » des femmes. Les femmes ont de bonnes raisons d’être en colère, elles doivent se protéger. Dottie finit par juger sa famille, et par agir.

En utilisant la violence dans vos films, quel effet souhaitez-vous provoquer chez le spectateur ?
Je n’en ai aucune idée ! Je ne dis pas au public quoi penser ni quoi ressentir. Parfois, ils rient, parce que les comportements que je montre sont absurdes – et pourtant, ils existent. Je regarde très peu de films contemporains, mais quand je vois une comédie, en général, je ne ris pas. En revanche, la représentation du sexe à l’écran me parait toujours plus drôle que sensuelle.

Pourquoi avoir choisi pour le rôle-titre Matthew McConaughey, acteur de comédie qui s’est récemment réinventé ?
Je n’ai vu aucun de ses films, je l’ai vu en interview et l’ai trouvé intéressant. Il est Texan, il a le bon accent et il a grandi dans ce genre de milieux, dans une caravane. J’ai d’abord pensé à Billy Bob Thorton ou à Kurt Russel, des vieux gorilles, puis j’ai changé d’avis en le voyant : il est intense, romantique, mielleux. Il a haï le script et m’a dit avoir voulu se laver avec un grattoir en fer après l’avoir lu. Et puis des gens lui ont conseillé de le relire, et il a changé d’avis.

Comment avez-vous dirigé vos acteurs, notamment pour la scène finale, violente et éprouvante ?
C’est le boulot d’un réalisateur, choisir le matériau qui le suivra pendant plus d’un an et créer une atmosphère propice à la créativité sur le tournage. Ne pas juger les acteurs, ne pas les brimer. Pour ce genre de scènes où il est question d’humiliation, de brutalité, je veux qu’ils puissent faire appel à leur intuition, sinon le film sera idiot et ennuyeux.

Vous êtes l’un des piliers du Nouvel Hollywood des années 1970, aujourd’hui considéré comme une période de liberté absolue des cinéastes face aux studios. Qu’en était-il au juste ?
La vérité, c’est qu’on était virés tous les jours ! Un jour, le producteur de Raging Bull m’a appelé pour que je remplace Scorsese, il voulait le virer. Pourquoi ? Parce que les types des studios ne comprenaient rien. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’on foutait – et parfois, nous non plus. En 1969, Easy Rider a déboulé, un film fait par des jeunes hippies, sans la supervision d’un studio, sans scénario, et il a rempli les salles. Les studios se sont dit : « Ok, on va embaucher des jeunes pour faire des films. » Quand ces types ont essayé de me dire comment faire French Connection ou L’Exorciste, je leur ai répondu d’aller se faire foutre. Dans les années 1970, on s’est emparé de la liberté, personne ne nous l’a donnée.

L’année dernière, Drive de Nicolas Winding Refn rendait hommage à votre Police fédérale Los Angeles. Vous sentez-vous proche de certains jeunes cinéastes ?
J’ai vu Drive et je connais ce jeune homme. Des films sur des types qui conduisent, il y en a eu des tas : Vanishing Point par exemple, ou The Driver. Celui-ci n’est pas original, mais je l’ai trouvé très bien fait. Les films que je vois avec plaisir aujourd’hui sont ceux des frères Coen et de Paul Thomas Anderson. Ses films me semblent intéressants et surtout très originaux.

Vous êtes un grand lecteur. Quels sont vos auteurs de prédilection ?
Je lis Proust et le Nouveau Testament tous les jours. Je lis Madame Bovary de Flaubert, Gatsby le Magnifique de Scott Fitzgerald et les nouvelles de Hemingway au moins une fois par an. Et Simenon est une grande influence pour moi, j’aime sa manière simple de raconter les histoires. C’est ce que je préfère, la simplicité. C’est pour ça que je n’aime pas les films faits sur ordinateur.

Quel rapport entretenez-vous avec les nouvelles technologies ?
Le 35 mm, c’est fini. On ne fait plus que des films en numérique. Si vous n’êtes pas d’accord, faites un autre métier. Avez-vous déjà écouté un disque 33 tours ? Nous, on entendait les craquements des vinyles, maintenant vous avez le son pur. C’est un progrès, et je me demande ce qu’il y aura ensuite. Dans ma chambre d’hôtel, il n’y a pas de poste de télévision : vous appuyez sur un bouton, et une télé apparaît dans le miroir. Bon, je ne regarde pas la télé de toute façon, donc je m’en tape. Il n’y a rien à regarder, pas même les infos. Le vrai crime commis contre l’humanité aujourd’hui, c’est la désinformation, par le gouvernement et par la télé. Parfois, des gens très compétents sont élus, puis ils veulent juste garder leur place et sont prêts à tous les compromis.

Vous parlez d’Obama en particulier ?
Évidemment ! J’avais beaucoup d’espoirs en lui, je n’en ai plus. Je ne voterai pas aux prochaines élections. Comment choisir entre un serpent et un tigre mangeur d’hommes ? Depuis la Seconde Guerre mondiale, aucune guerre dans laquelle l’Amérique s’est impliquée n’a été justifiée. Ce qu’on a fait en Corée était horrible ; au Viêtnam, horrible ; en Irak, horrible… J’ai vécu trois mois en Irak pour le tournage de L’Exorciste et je ne me suis jamais senti aussi proche d’un peuple.

Vous écrivez vos mémoires…
Oui, c’est le récit honnête des choses dont je me souviens sur mes tournages. J’ai interrogé beaucoup de gens avec qui j’ai travaillé et j’ai compris que chacun avait une lecture différente d’un même événement. Chacun de nous gardera un souvenir différent de cette interview, car notre sensibilité agit comme un filtre sur la réalité.

PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENTINE GALLOT ET JULIETTE REITZER

Image de couverture : © Nicolas Guérin