GRÉGORY, mini-série de Gilles Marchand (2019, Netflix)
En 1984, le corps sans vie d’un jeune garçon de 4 ans, Grégory Villemin, est retrouvé dans la Vologne, une rivière des Vosges. Il était l’enfant de Christine et Jean-Marie Villemin, couple sans histoire à qui tout semblait sourire : de bons emplois, un joli pavillon et un fils adorable. Cela faisait pourtant trois ans qu’ils étaient la cible répétée de coup de fils menaçants et de lettres anonymes… Très vite, les observateurs ont surnommé cette voix mystérieuse « le Corbeau », par analogie avec le film d’Henri-Georges Clouzot (Le Corbeau, 1943), où l’on voyait une ville céder à la psychose face à l’afflux de lettres anonymes.
Imaginée dans un format à l’américaine, la mini-série de Gilles Marchand nous montre des images d’archives pour certaines très rares, des entretiens avec des journalistes et des policiers ainsi que des reconstitutions. Ces dernières pêchent parfois par excès de sensationnalisme, comme avec les scènes filmées depuis un drone ou bien la reconstitution grand-guignolesque de la chambre de Grégory envahie par les corbeaux. Avec l’accumulation des manquements de la part de la justice et de la presse, l’affaire Grégory aura agi comme un révélateur, à l’origine de plusieurs changements dans le processus d’enquête. Mais l’aspect remarquable de l’affaire ne s’arrête pas là ; elle met aussi en évidence les ressorts intimes d’actes individuels impensables et le poids que peut avoir l’implication des intellectuels – en témoigne l’hallucinante tribune de Marguerite Duras publiée dans Libération. Si certaines séquences sont en trop, cette mini-série controversée a l’intérêt certain de faire le point sur un drame personnel qui aura touché et affecté la France entière. • SOPHIE VÉRON
Pour regarder la mini-série, rendez-vous sur Netflix.
MAKING A MURDERER, série créée par Laura Ricciardi et Moira Demos (2015-…, Netflix)
Comment fabriquer un meurtrier, judiciairement, médiatiquement, dans l’esprit collectif ? En 2005, les réalisatrices Moira Demos et Laura Ricciardi découvrent un article du New York Times intitulé « Libéré grâce à l’ADN, maintenant accusé d’assassinat », sur l’histoire de Steven Avery, citoyen américain condamné à 18 ans de prison pour agression sexuelle, avant d’être innocenté en 2003 par un test ADN, puis de nouveau condamné pour le meurtre sordide d’une jeune femme deux plus tard. Flairant, au-delà du fait-divers complètement hallucinant, l’occasion de saisir les rouages d’un système judiciaire américain opaque, elles posent leur caméra dans le comté rural de Manitowoc pour récolter des témoignages. Résultat : dix ans d’enquête pleine de retournements imprévisibles, au cours de laquelle le spectateur, tel un enquêteur rassemblant des preuves, tentera de déterminer si Steven Avery, coupable idéal issu d’une famille white trash stigmatisée par les habitants locaux, a bel et bien commis ce dont on l’accuse.
Mais toute la finesse narrative de Making a Murderer se situe dans sa résistance à toute forme de plaidoyer idéologique. Il ne s’agit pas de démontrer l’innocence ou la culpabilité d’Avery, mais de disséquer les discriminations sociales, la fiabilité parfois douteuse des preuves scientifiques, les faiblesses du fonctionnement pénal, la corruption des institutions. Sans jamais céder à la tentation du sensationnialisme, prônant sans cesse le doute, la série expose les pièces à conviction du procureur, passe en revue les centaines d’heures de rushes du procès, les interrogatoires épuisants, pour former, davantage que le portrait individuel d’un homme, celui d’une société délétère qui créé ses propres monstres. Le tout sans voix-off, histoire de prouver que la force du montage se suffit à elle-même. • LÉA ANDRÉ-SARREAU
Pour regarder la série, rendez-vous sur Netflix.
THE THIN BLUE LINE d’Errol Morris (1989)
En novembre 1976, sur une route déserte de Dallas, au Texas, un officier de police est assassiné. Les souvenirs de sa coéquipière, présente ce soir-là, sont flous. Elle se rappelle que le meurtrier conduisait une voiture bleue. C’est tout. L’enquête mènera les policiers sur la piste de deux hommes, qui se sont rencontrés ce jour-là : Randall Adams, 28 ans, et un jeune de 16 ans, David Harris, connu des services de police pour des vols à main armée. Très vite, les soupçons, étayés par des témoignages peu fiables, se dirigent vers le premier, qui sera condamné à mort (avant que sa peine ne soit commuée en prison à vie). Quelques années après, alors qu’il s’intéresse au docteur Gringson – un psychiatre texan surnommé « Doctor Death », « Docteur Killer » ou « le psy aux pendus », connu pour avoir fait condamner de nombreux accusés par ses expertises -, le cinéaste américain Errol Morris entend parler de cette affaire, qu’il explore et dont il soulève les incohérences. Il mène alors ses propres recherches pour réaliser ce documentaire révolutionnaire, pionnier du « true crime ».
Recoupant de nombreux témoignages, interrogeant face caméra Adams, Harris, les policiers, les avocats, le juge d’instruction, le réalisateur ne joue pas l’enquêteur. Il est l’enquêteur. Avec sa caméra et une troupe d’acteurs, il reconstitue comme au scalpel les événements de cette tragique soirée à partir des versions qu’il entend, tirant le portrait d’un Texas conservateur, d’une justice prompte à croire aux simples rumeurs. Précision du cadrage, intensité des couleurs (celle des néons, des gyrophares rouges, des voitures bleues…), musique lancinante composée par le grand Philipp Glass : la mise en scène, épatante, procure la sensation d’être dans le feu de l’action. Avec une efficacité telle que le film conduira – chose inédite – à une réouverture du dossier et à la libération de Randall Adams, qui militera jusqu’à son décès contre la peine de mort. Ce qui n’empêchera pas David Harris d’être exécuté par injection létale en 2004. Même si on sait que dans les « true crime », rares sont les happy end, la conclusion de celui-ci a quelque chose de pétrifiant. • J.L.
INTO THE ABYSS de Werner Herzog (2011)
Octobre 2001. À Conroe, petite ville de l’État du Texas où des caravanes rouillées sont garées non loin de pavillons cossus, Michael Perry et Jason Burkett cherchent à voler une voiture, et tuent de sang froid Sandra Stotler, ainsi que son fils Adam et l’ami de ce dernier, Jeremy. Les meurtriers, tous deux âgés de seulement 19 ans, se font coincer par la police. Verdict de la justice : Burkett est condamné à la prison à vie, Perry à la peine de mort. Passionné par cette affaire dans laquelle trois victimes ont perdu la vie pour une simple voiture, l’immense cinéaste allemand Werner Herzog livre un documentaire aussi génial que brutal, saisissant d’effroi dès son ouverture, dans laquelle il filme lentement les espaces vides du couloir de la mort qu’empruntera Michael Perry lors de son exécution.
Huit jours avant l’injection létale, le cinéaste lui rend visite en prison, devinant qu’il y a sous ce crime crapuleux, sordide, abject quelque chose de plus complexe. De l’autre côté du parloir, il découvre Perry. À 30 ans, le jeune homme a gardé un visage poupon, des yeux rieurs. C’est peut-être l’image qui déclenche chez le spectateur un premier choc, une crispation, par ce simple contraste entre l’allure juvénile du condamné et l’atrocité des crimes qu’il a commis. Ce n’est que le début. Par la suite, Herzog nous fait entrer sans aucun ménagement dans la spirale infernale du crime, le cycle infini de la violence. Interrogeant des familles de victimes, les proches des condamnés, mais aussi un ancien capitaine de chambre d’exécution traumatisé, qui décrit par le détail la marche à suivre lors de l’application d’une peine de mort, il met en évidence cette étrange confusion entre châtiment divin et justice carcéral, confortée et entretenue par le système américain. S’il faut s’accrocher pour accepter d’être ainsi conduit par le téméraire Herzog au-devant de la faucheuse, le jeu en vaut comme toujours la chandelle. • J.L.
Le film est disponible sur la plateforme Tënk, juste ici.