Après l’oscarisé Moonlight, Barry Jenkins signe une adaptation éminemment politique du roman Si Beale Street pouvait parler de James Baldwin, mélo sur la séparation forcée de deux jeunes amants afro-américains, Tish et Fonny, après que ce dernier est accusé à tort de viol par une jeune Portoricaine et incarcéré. Tensions entre la communauté noire et la police, dénuement de certains quartiers de New York… Jenkins porte avec talent la révolte et l’émotion contenues dans l’oeuvre de Baldwin : nous l’avons fait réagir à des extraits des livres de l’audacieux écrivain.
« C’est là la seule préoccupation de l’artiste : recréer, à partir du désordre de la vie, cet ordre qui est l’art. » Chronique d’un pays natal (1973)
« Je suis d’accord! Les films que je réalise sont très simples : ils parlent de choses qui arrivent aux gens, de comment ceux-ci les ressentent et y répondent, de comment cela affecte leur vision du monde et d’eux-mêmes. Mais c’est parfois difficile de comprendre de quoi on veut parler, de saisir ce qu’on pense, d’ordonner les choses. À un moment, j’ai enfin réalisé ce que j’étais en train de faire à travers mon œuvre, et je pense que ça m’a mené vers un certain cinéma, tranquille, presque méditatif. »
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« Je ne souhaite à personne d’être obligé de regarder un être aimé à travers une vitre. » Si Beale Street pouvait parler (1974)
« C’est la première phrase dite en voix off dans le film. Aimer quelqu’un à travers une barrière matérielle est pour le moins compliqué, même si l’amour est bien là. Ce que j’apprécie avec cette citation, c’est qu’elle évoque à travers le motif de la vitre du parloir tous les obstacles auxquels vont se confronter Tish et Fonny pour pouvoir vivre leur amour. Par exemple, pour la mère de Fonny, la religion est comme une vitre qui l’empêche d’aimer réellement son fils. »
« J’emploie le mot amour ici non pas seulement au sens personnel mais dans celui d’une manière d’être, ou d’un état de grâce, non pas dans l’infantile sens américain d’être rendu heureux mais dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès. » La Prochaine Fois, le feu (1963)
« Je pense que Baldwin parle du prétendu rêve américain, de ses mensonges qui disent que, si on naît et si on est élevé aux États-Unis, on aura accès au bonheur – à condition de se conformer à ce qu’on attend de vous, de suivre un chemin tout tracé. C’est difficile de parler pour lui mais je pense qu’il veut dire que si les Noirs suivent cette idée de l’amour dictée par le rêve américain, ce ne sera pas un amour réel. Ça résonne beaucoup avec Beale Street où l’amour est une direction, pas une destination. On ne peut pas le quantifier, c’est immatériel, et mes personnages l’ont compris. »
« Le foyer n’est peut-être pas un endroit mais simplement une condition irrévocable ». La Chambre de Giovanni (1956)
« Baldwin a écrit Si Beale Street pouvait parler en France , il aurait pu écrire sur les taudis à Paris ; mais non, il a situé son intrigue à Harlem. Même s’il n’était pas physiquement en Amérique, celle-ci était toujours avec lui, comme un muscle qui continue de fonctionner après la mort: la France ne pouvait pas être son foyer, il n’était pas d’ici. Je crois que c’est ce qu’il a voulu exprimer. Dans Beale Street, Tish et Fonny s’interrogent sur le lieu où ils vont vivre: Tish ne se sent chez elle qu’à Harlem, même si – théoriquement – c’est plus sale ou plus dangereux que dans d’autres quartiers de New York, parce que c’est une zone populaire laissée à l’abandon par les autorités. »
« Être sensuel, pour moi, c’est respecter et tirer joie de la force de la vie, de la vie elle-même et d’être présent dans tout ce que l’on fait, de l’effort d’aimer à la fabrication du pain. » La Prochaine Fois, le feu (1963)
« La sensualité, c’est d’abord une présence. La Prochaine Fois, le feu n’est pas une fiction; c’est un essai, et, pourtant, lorsque Baldwin décrit des choses concrètement, en détail, cette description porte comme un sentiment. C’est ce que j’essaye aussi de faire dans mes films. Parfois, je relate des événements vraiment dramatiques, mais esthétiquement ils sont présentés d’une manière qui tente de montrer les choses à vif. À travers les couleurs du film, par exemple, on a essayé de synthétiser les émotions de Tish, car le film est dans une certaine mesure raconté de son point de vue. Comme elle est dans une période très sombre de son existence – elle doit donner la vie alors que son amant se trouve dans une sorte de purgatoire –, on a voulu rendre d’autant plus intenses ses souvenirs de passion, qui à l’écran paraissent plus saturés et luxuriants. »
« Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage. Un passé inventé ne peut servir à rien. Il se fendille et s’écroule sous les pressions de la vie comme l’argile en temps de sécheresse. » La Prochaine Fois, le feu (1963)
« Quand Baldwin parle de “passé inventé”, je crois qu’il parle d’événements comme la fête de Thanksgiving, pendant laquelle la prétendue bonne entente entre les Indiens et les colons est célébrée; c’est pour moi un passé inventé, parce que ces festivités occultent totalement la part sombre de l’histoire américaine, avec des crimes, des meurtres… Dans Beale Street, un ami de Fonny qui a fait de la prison vient lui rendre visite. Il y a d’abord des rires, des blagues. C’est comme un déni du passé. Puis cet ami parle à Fonny du temps où il était incarcéré. Il reconnaît ce qu’on lui a fait injustement subir. Cette conversation honnête, ouverte, semble alors comme une thérapie pour lui. Pour moi, cette séquence concentre tout le travail qu’en tant qu’Américains on devrait engager à propos de notre propre histoire. Pour avancer, il nous faut faire comme un examen de conscience, affronter nos traumatismes. Le livre a été écrit en 1974; on est en 2019, et pourtant il reste bien des blessures dont nous n’avons jamais parlé. »
Si Beale Street pouvait parler, de Barry Jenkins, Mars Films (1h57). Sortie le 30 janvier