Nous republions cet article paru à l’été 2017 en guise d’hommage à Larry Kramer, dramaturge et confondateur d’Act Up, disparu ce mercredi 27 mai 2020 à l’âge de 84 ans.
En pleine épidémie de sida, Act Up a su contrer les images stigmatisantes des malades en prenant la parole, via un style visuel dur, fier et camp que le collectif déclinait en slogans, flyers, banderoles – mais aussi dans ses happenings choc ou ses films vénères. Une esthétique de l’action forcément très cinégénique.
« Melton Pharm, assassins ! T’as du sang sur les mains !» clament en chœur les militants d’Act Up-Paris, les corps en tension, avant d’exploser une poche de faux sang sur le logo du laboratoire pharmaceutique, pour accuser ses dirigeants de leur irresponsabilité et de leur cupidité. Organisés comme un escadron, ils veulent réveiller les consciences par leur force de frappe. Un photographe surgit sur le champ de bataille pour immortaliser cette entrée fracassante… Dans cette séquence de sa fresque 120 battements par minutes, Robin Campillo ravive ses vieux souvenirs des fameux zaps de l’association, ces actions choc et rapides conçues comme des happenings – les kiss-in, les die-in, qui étaient pensées pour avoir un impact maximum afin de toucher les médias. Act Up est cinématographique dans son attitude radicale, synonyme de colère, d’affirmation, d’humour camp et de sensualité gay.
«On remarquait Act Up par ses interventions, mais aussi quand on tombait sur un joli mec qui portait un tee-shirt avec le logo de l’asso dans la rue. Il y avait un truc très attirant, érotique. Pas seulement parce que le type était beau, mais parce qu’il se manifestait en tant que gay ou séropo», nous a dit Campillo en interview. Ce n’est pas un hasard si, bien plus que d’autres associations, elle a souvent été l’emblème du militantisme anti-V.I.H. au cinéma, dans des fictions comme Zero Patience de John Greyson en 1993 ou dans des documentaires comme ZAP. Act Up-Paris, été 95 de Vincent Martorana en 1995. Elle a d’ailleurs fait émerger pas mal de cinéastes qui y ont milité – Jacques Martineau, Stéphane Giusti, Christian Poveda, John Greyson, et bien sûr Robin Campillo.
GROUPE SANGUIN
« Je n’ai jamais caché qu’au départ, ce qui m’a le plus attiré dans Act Up fut l’image», écrit Didier Lestrade, cofondateur de l’association parisienne, dans Act Up. Une histoire (Denoël). En 1987, le journaliste est envoyé à New York par le magazine Gai Pied Hebdo pour écrire un guide sur la ville. Déambulant dans les rues, il est frappé par un sticker sombre qui prolifère sur tous les murs. Sur fond noir, le slogan «SILENCE = DEATH» se détache en grosses lettres blanches, surmonté d’un triangle rose retourné pointe vers le haut dans un geste offensif (tête en bas, c’était le symbole utilisé dans les camps de concentration pour marquer les homos). À l’origine de l’opération, un collectif de six graphistes nommé Silence = Death Project, qui veut interpeller l’opinion sur le fait que leurs proches meurent du sida dans l’indifférence générale. Lestrade, qui se sait séropositif depuis plusieurs mois, est tout de suite intrigué par ce logo puissant et crypté qui, bientôt, sera repris par ACT UP. Dès les premières réunions du collectif, créé en 1987 par des homos à New York, mais qui a vocation à être une coalition plus large de minorités (trans, usagers de drogue, travailleurs du sexe), il est marqué par ce style ravageur et ultra lisible, pensé comme un balancement entre le DIY hérité des fanzines punks et une facture plus publicitaire, dans le sillage de l’art pop, par des collectifs de graphistes comme Gran Fury ou fierce pussy.
Quand, de retour en France, Lestrade crée avec Pascal Loubet et Luc Coulavin la branche parisienne de l’association en 1989, il fait évoluer cette esthétique. Pif et Robin Campillo, qui se succèdent à la maquette d’Action. La lettre mensuelle d’Act Up-Paris, affirment par exemple un certain minimalisme dans leurs productions visuelles. Quant à Loïc Prigent et Geneviève Gauckler, arrivés de la musique dès le milieu des nineties, ils apposent un style graphique très marqué par la scène techno-house.
Autrice de Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle (JRP|Ringier), une analyse brillante des liens poreux entre l’art et l’activisme sida, l’historienne de l’art Élisabeth Lebovici remarque: «Beaucoup d’artistes sont des produits de la lutte contre le sida. Ils s’y sont mis parce qu’il y avait une nécessité de jeter leurs forces et leur imagination pour manifester leur désespoir et leur volonté d’action.» Cette imagerie martiale est autant dirigée contre ceux qui ne font rien pour contenir l’épidémie de sida que contre la société straight dans son ensemble. Dans leurs flyers, affiches, autocollants, tee-shirts ou slogans, les militants se projettent comme un groupe batailleur, privilégiant une stratégie d’empowerment, refusant le registre pathétique ou compassionnel. Dans ces visuels in your face, les activistes s’affirment avec dérision comme partie intégrante d’une communauté sexuelle dont ils sont fiers – voir les slogans «power to the tapiole», «des molécules pour qu’on s’encule». En diffusant des images homoérotiques, voire porno, transparaît bien évidemment la volonté de faire exploser tous les placards.
CHARGE VIRALE
Baignant dans cette culture d’images, certains membres d’Act Up se sont logiquement saisis de caméras pour contrecarrer la manière sensationnaliste et stigmatisante dont les médias représentaient les malades – dans les années 1980-1990, dans les journaux et à la télé, les expressions «cancer gay» ou «peste rose» pullulaient, et les personnes infectées étaient représentées le plus souvent floutées ou témoignant de manière anonyme, déshumanisée. Le cinéma grand public américain est un peu plus friendly. On y projette bien des images de solidarité et de dévouement dans le deuil, mais, note Didier Roth-Bettoni, auteur du passionnant Les Années sida à l’écran (ÉrosOnyx): «Le malade du sida n’est jamais le personnage par lequel les personnages vont s’identifier. On est plus dans une forme d’appel à la tolérance envers eux.» En 1993, Philadelphia de Jonathan Demme, qui raconte sur un registre mélo le combat d’un avocat licencié parce qu’il est malade du sida, a ainsi pu crisper les militants. C’est que le film semble être dans une quête de respectabilité constante par rapport au héros. La représentation de l’homosexualité y est très prude et, durant le procès contre l’employeur, la parole est donnée bien plus souvent à la cour qu’au plaignant.
C’est contre cette dynamique molle que, très tôt, se sont structurés des collectifs vidéo liés à l’association (les caméras devenant plus accessibles à la fin des années 1980). Des groupes énervés comme le collectif Testing the Limits dès 1987 ou la chaîne alternative DIVA TV dès 1989 se sont mis à faire des reportages plus expérimentaux sur les actions, des portraits de militants ou de malades, à filmer des colloques… «Dans une grande improvisation, tout est filmé, diffusé dans différents départements de l’association ou des festivals LGBTQ, puis archivé immédiatement. Il y a une viralité de l’image très impressionnante pour l’époque», analyse Roth-Bettoni.
Dans son ouvrage, l’auteur s’étend sur la manière dont le cinéaste et militant John Greyson s’est investi dans ce genre de courts métrages aux narrations plus élaborées, moins linéaires, qui saisissent plus finement la complexité de ce que c’est que de vivre avec le sida. Pour lui comme pour les réalisateurs «actupiens», l’humour est une arme privilégiée. Dans son film Zero Patience (1993), une comédie musicale (!) sur le sida, Greyson est paradoxalement très drôle quand il déconstruit les mythes sur la maladie (en premier lieu celui du patient zéro, un steward canadien accusé à tort d’avoir introduit le V.I.H. en Amérique du Nord).
Dans ce mélange de légèreté et de gravité, il met en scène des militants d’Act Up en train de chanter. C’est comme s’il mettait les slogans «silence = mort», «danser = vivre» en images, en mouvement, et qu’il passait de l’un à l’autre avec une facilité déconcertante. Il faut souligner l’importance de la musique, de la fête, de la danse dans ce cinéma du deuil.
Quand Olivier Ducastel et Jacques Martineau (ce dernier a été militant à Act Up-Paris dès 1990) font chanter et danser leurs personnages sur le thème du sida dans Jeanne et le Garçon formidable (1997), ou quand Robin Campillo dépeint la scène house des années 1990 dans 120 battements par minutes, ils se placent dans la tradition des Prides où l’on danse pour donner plus d’écho à ses revendications. Ces réalisateurs offrent à la lutte une caisse de résonance plus forte grâce aux fantasmes que seul le cinéma permet de réaliser.
Lorsque Robin Campillo était activiste, il y avait au sein d’Act Up l’envie d’un zap prodigieux mais impossible à accomplir : ensanglanter la Seine. Il le réalise aujourd’hui, dans une scène de son film. «J’avais cette volonté d’aller plus loin, d’achever des projets passionnants qu’on n’avait pas pu réaliser», nous a-t-il dit. À l’heure des multithérapies, où l’on entend peu parler de sida, mais où des gens en meurent encore, c’est une piqûre de rappel pour les spectateurs. C’est la même intention qui animait les militants résolus d’Act Up-Paris à la Marche des fiertés de Paris en juin dernier (l’article est paru en 2017). Comme un clin d’œil à l’écho dont a bénéficié 120 battements par minutes au dernier Festival de Cannes, ils avaient tout simplement écrit sur leurs pancartes «le sida, c’est pas (que) du cinéma».
Image de couverture : Journée mondiale contre le sida, rue de Rennes, Paris, le 1er décembre 1994