Vous avez touché à presque tous les genres, excepté le documentaire : ce n’est pas trop votre truc ?
Je n’ai jamais été intéressé par le documentaire, c’est un autre monde. Néanmoins, par le biais de la fiction, je me suis parfois attaché à chroniquer fidèlement certains aspects de la société. Je pense à mes films Les Anges sauvages et The Trip dont les trames fluettes n’étaient qu’un prétexte à portraiturer l’époque.
Le début de votre carrière, en 1954, coïncide exactement avec l’assouplissement du code de censure Hays. Depuis, on peut dire que vous avez montré tous les seins que Hollywood avait jusque-là dérobés au regard de l’Amérique.
On peut le dire comme ça, oui! Jusqu’au milieu des années 1960, j’ai l’impression d’avoir bataillé avec la censure pour chaque sortie. Hollywood était encore très prude à l’époque, mais j’ai rapidement adopté la technique des vieux briscards du métier. Il suffisait de présenter une version hard du film, avec une ou deux scènes beaucoup trop corsées pour faire diversion et pour que l’ensemble apparaisse acceptable, par contraste. Sans toutes ces petites précautions, mes spectateurs ne se seraient peut-être pas autant rincé l’œil.
La Petite Boutique des horreurs, tourné en deux jours en 1960 pour 27 000 dollars, relève du sketch entre potes. Pourtant, c’est l’un de vos plus grands succès.
C’était presque une blague! J’avais loué un plateau pour les besoins d’un tournage que nous avons finalement bouclé avec un peu d’avance. N’étant pas du genre à rendre les clés d’une location avant son terme, j’ai lancé l’idée d’en profiter pour faire une petite comédie d’horreur. Le lendemain matin, mon scénariste déposait un script sur mon bureau. Aucun de nous n’a pris l’affaire au sérieux, et c’est sans doute ce qui a tant plu au public. Je me souviendrai toujours de la déclaration de mon assistant, à la fin du premier des deux jours de tournage : « Devinez quoi : on est en avance sur le planning ! »
Vous avez notamment produit les premiers longs métrages de Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Monte Hellman, Peter Bogdanovich, Joe Dante, Jonathan Demme, Ron Howard… Comment êtes-vous devenu producteur ?
Au milieu des années 1950, mes premiers films en tant que réalisateur m’avaient rapporté une petite manne que je ne savais pas comment investir. Dans mon cercle amical, il m’est apparu que plusieurs jeunes scénaristes, acteurs et techniciens trépignaient de réaliser leurs propres projets. J’ai donc décidé de financer un premier film, The Fast and the Furious de John Ireland (1955), qui a bien marché en salles, et ainsi de suite jusqu’à ce que mon vivier de proches s’épuise. J’ai alors commencé à recruter les plus brillants étudiants des universités de Los Angeles et de New York. Le deal était simple: ils travaillaient jour et nuit pour moi à plusieurs tâches – assistanat, scénario, montage, cadrage – et se voyaient offrir en échange l’opportunité de passer derrière la caméra. En plus de former des jeunes cinéastes, j’avais le sentiment d’avoir enfin trouvé comment faire fructifier mon argent – je maîtrisais les tenants et aboutissants de chaque centime investi.
Parmi vos nombreux disciples, Coppola et Scorsese ne tarissent pas d’éloges à votre sujet. Dans quelle mesure votre film L’Affaire Al Capone (1967), dépouillé de toutes les conventions du film de gangsters, a-t-il selon vous influencé Le Parrain et Mean Streets ?
Francis a été l’un de mes assistants au début des années 1960, il a réalisé son premier long métrage notable pour moi, dont nous avons longuement discuté. C’est d’ailleurs ce qui m’a convaincu de lui confier la réalisation de Bertha Boxcar, qui devait faire suite à Bloody Mama. Je me souviens de la réaction de certaines personnes à l’annonce de ce choix: « Confier un film qui se passe dans le Sud à un New-Yorkais en culottes courtes, c’est l’envoyer au casse-pipe ! » Mais j’avais toute confiance en Marty. Même si j’avais quand même pris soin de consulter Francis au préalable, qui le connaissait mieux que moi.
Parmi les acteurs, vous avez notamment découvert Charles Bronson, Jack Nicholson, Robert De Niro, Bruce Dern, David Carradine ou encore Sylvester Stallone… Lesquels vous ont le plus marqué ?
Sans hésiter : Jack Nicholson et Charles Bronson.
On vous considère comme l’un des pères du Nouvel Hollywood. Budgets sandwichs, tournages légers, liberté de ton : dans les années 1960, étiez-vous conscient de bousculer les préceptes ?
Nous n’inventons jamais quelque chose de toutes pièces, et l’influence d’un cinéaste comme John Cassavetes sur ma génération doit être soulignée. Cela dit, en passant de mes adaptations des Histoires fantastiques d’Edgar Poe, tournées en studios de 1960 à 1964, à des sujets contemporains en décors naturels, comme Les Anges sauvages et The Trip, je sentais que mon cinéma prenait une autre voie. Loin de moi l’idée de jouer les avant-gardistes, mais j’avais le désir de filmer dans la rue et de faire résonner les intrigues avec ce que nous vivions à cette époque. Et puis c’était sacrément économique.
En 1970, vous mettez un terme à votre carrière de réalisateur pour ne plus vous consacrer qu’à la production. Pourquoi ?
J’étais exténué. Pendant le tournage du Baron rouge (1970), j’empruntais chaque matin une route côtière longeant quelques criques. Je reportais toujours au lendemain la promesse que je m’étais faite d’aller m’y baigner. À la fin du tournage, j’ai décidé de m’offrir une année sabbatique. Comme il fallait s’y attendre, l’ennui est venu perturber mon repos, et j’ai rapidement pris la décision de fonder une nouvelle société de production, New World Pictures, en 1971. J’avais décidé cette fois-ci de lui adjoindre une société de distribution, pour ne plus avoir affaire aux décideurs qui m’avaient tant cassé les pieds. Nous l’appelions « le dinosaure », et comme il fallait nourrir le dinosaure pour ne pas perdre d’argent, je me suis remis à produire à une cadence infernale. Je m’étais convaincu d’abandonner la réalisation pour souffler un peu, mais c’est finalement la distribution qui m’a pompé tout mon temps.
Certains films produits par la New World devancent, par leur tournure parodique qui les fait ressembler à des cartoons, le cinéma populaire des années 1980. Road trip futuriste sur fond de violence récréative, La Course à la mort de l’an 2000 de Paul Bartel (1975) évoque, par exemple, un mélange de Mad Max, de Rollerball et des Fous du volant.
La Course à la mort de l’an 2000 est l’adaptation d’une petite nouvelle dont j’avais acquis les droits. J’aimais l’idée de départ, postulant que la barbarie des spectacles les plus populaires comme la boxe et le football américain allait nous conduire à un état de sauvagerie sophistiquée. Au stade du scénario, j’ai ajouté un peu d’humour et beaucoup de violence, tout en conservant l’état d’esprit contestataire du matériau d’origine. Dix ou quinze ans plus tard, j’ai lu dans un magazine que La Course à la mort de l’an 2000 avait été élu « film de série B le plus cool de tous les temps». Je ne sais pas s’il empiétait sur le cinéma des années 1980, mais il lui aura au moins survécu.
Vous avez connu l’âge d’or des drive-in, des doubles programmes au cinéma, de la télévision, de la VHS, du DVD… Comment ne vous êtes-vous jamais senti dépassé ?
J’adore tout simplement le processus de fabrication des films. Ceci implique d’être toujours attentif aux changements du métier. À l’instant où je vous parle, je suis en train de devenir producteur en Asie ! J’ai signé un contrat avec l’équivalent chinois de Netflix pour produire un film de science-fiction.
Avez-vous regardé tous les films que vous avez produits ?
Bonne question! Chaque fois que je me rends en festival ou que je rencontre des fans, il y a toujours un petit malin qui prétend s’être enfilé l’intégralité de ma filmographie de réalisateur ET de producteur. Je suis sceptique, car, en vérité, je ne pourrais pas l’affirmer moi-même ! Entre les séances tests où je me suis endormi et les coproductions supervisées de loin du temps de la New World, quelques-uns ont dû passer à la trappe… Pour ma défense, cela ne doit pas concerner tant de films que ça.