Le voici, un thé et un tube de vitamine B à portée de main, veste en jean et barbe de quelques jours, qui se lève pour nous accueillir dans son bureau douillet – murs bleus, rideaux rouges, fauteuils en cuir, étagères pleines de prix et de bouquins d’art. Accrochées derrière lui, une trentaine de photos sur lesquelles le cinéaste de la Movida apparaît à différents âges (cheveux de plus en plus blancs) avec Penélope Cruz, Francis Ford Coppola, Quentin Tarantino et John Waters, Jeanne Moreau…
Tandis qu’on lui installe un micro-cravate, il nous demande, volubile, si on a vu L’Événement, le film de la Française Audrey Diwan, qui a remporté le Lion d’or à Venise et qu’il s’apprête à regarder, puis nous dit à quel point il a aimé Titane de Julia Ducournau, la Palme d’or. Comme toujours, Pedro Almodóvar a demandé à connaître par avance les thèmes abordés dans l’interview pour se préparer, et il a bossé. On va le vérifier une nouvelle fois, il est ce qu’on appelle un « bon client » : généreux, précis, attentif, charmant.
« Madres Paralelas », le flamboyant mélo de Pedro Almodóvar avec Penelope Cruz
Le scénario de Madres paralelas dormait dans vos tiroirs depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui vous a poussé à le ressortir ?
J’écris tout le temps. Une fois que j’ai une idée, je développe une dizaine de pages et je continue à prendre plein de notes. Quand j’ai une centaine de pages de notes, je les convertis en une première version de scénario. Après, j’essaie d’affûter un peu et, si je sens que ça coince, je laisse de côté pour reprendre plus tard, avec du recul. Cette période de maturation peut prendre du temps, par exemple pour Parle avec elle, ou pour La Mauvaise Éducation, qui m’a pris au moins vingt ans – j’ai commencé à y penser dans les années 1970 ! Par conséquent, j’ai pas mal de scénarios en hibernation et, une fois que j’ai terminé un film, je choisis celui qui m’intéresse le plus sur le moment et je me replonge dedans.
Il y avait déjà une affiche de Madres paralelas dans le bureau du réalisateur d’Étreintes brisées en 2009 ! Vous aviez fait faire cette affiche, un nid rempli de dés à jouer, exprès ?
Oui, ça m’arrive de faire dessiner des affiches de films que je suis en train d’écrire. Par exemple dans La Mauvaise Éducation, où le personnage est réalisateur de films, comme celui d’Étreintes brisées, on peut apercevoir dans son bureau une affiche de film représentant une vieille femme et titré La Grand-mère fantôme. C’était l’affiche de Volver, qui était en cours d’écriture. Il y a pas mal de pistes sur mes projets à venir dans mes films.
Vous avez écrit ou coécrit les scénarios de vos vingt-deux longs métrages. S’il vous faut à chaque fois plusieurs années de maturation pour écrire un film, vous devez passer votre temps sur vos scénarios ?
Non, heureusement ! C’est assez rare qu’un scénario me vienne d’emblée, mais parfois ça va plus vite. Ça a été le cas dernièrement pour Douleur et gloire, que j’ai écrit en trois mois. Ça avait aussi été le cas pour Femmes au bord de la crise de nerfs, de manière assez cocasse. Je voulais partir de La Voix humaine de Jean Cocteau, pour en faire une sorte de remake subversif. Mais la pièce de Cocteau est un monologue qui dure environ trente minutes, ce qui signifiait qu’il fallait que je brode autour pour obtenir un film d’une heure trente… Du coup j’ai fait démarrer le récit deux jours avant que l’héroïne, jouée par Carmen Maura, reçoive l’appel de son amant – le fameux monologue de Cocteau. J’ai inventé plein de péripéties – elle met son appartement en location, elle reçoit plein de visites … J’ai déroulé le fil sans que n’arrive jamais l’appel tant attendu et, finalement, il ne restait de Cocteau que la situation de départ : cette femme qui attend que son amant qui l’a quittée vienne récupérer ses valises.
La narration est, comme dans tous vos films, non linéaire. Mais cette fois, et c’est assez rare pour être noté, il n’y a pas de flash-back. Cherchez-vous à aller, dans votre narration et dans votre mise en scène, vers plus d’épure, de sobriété ?
Si, il y a un flash-back ! Mais c’est vrai que c’est la structure la plus linéaire que j’aie écrite et que mes derniers films sont de plus en plus sobres. En revanche, je continue à utiliser des couleurs très vibrantes parce que c’est comme ça que je visualise les choses. Le dépouillement dans la narration a commencé avec Julieta, parce que j’avais le sentiment que le livre d’Alice Munro dont il est adapté [le recueil Fugitives, ndlr] réclamait cette sobriété par respect pour la douleur que ressent cette mère qui n’a plus de nouvelles de sa fille. Et cette sobriété, cette austérité nouvelle m’a beaucoup plu. On m’a aussi fait remarquer récemment que, dans mes trois derniers films, le silence joue une part très importante. Par exemple dans Julieta, le fait que la mère ne raconte pas à sa fille ce qui s’est passé la veille de la disparition en mer de son père et qu’elle garde ce silence pendant toutes ces années se révélera fatidique, car c’est la raison du départ de sa fille. Dans Douleur et gloire aussi il y a des silences dévastateurs : quand la mère à la fin de sa vie dit à son fils, joué par Antonio Banderas, qu’il a été un mauvais fils, on comprend qu’ils ne se sont pas assez parlé par le passé et que ce silence les a séparés.
« Douleur et Gloire », l’introspection abyssale de Pedro Almodóvar
Malgré cette épure dans votre narration, vous gardez intact votre goût pour le mélodrame – « Ne serait-ce que pour le plaisir de chialer », faites-vous dire au personnage d’Agrado dans Tout sur ma mère. Vous aimez pleurer au cinéma ?
J’ai déjà pleuré devant des films, oui, et je pense que c’est toujours une libération pour le spectateur de pleurer. Pour ma part, j’ai pleuré récemment devant Nomadland. Je ne sais pas s’ils me font pleurer, mais les films d’Ingmar Bergman provoquent chez moi une émotion très profonde. J’adore aussi les drames mexicains des années 1950 ou 1960, mais ils me font plutôt pleurer de rire par leur côté très kitsch et camp.
Vous êtes un cinéaste de la révélation, vos intrigues avancent souvent par dévoilements successifs, on finit toujours par révéler ses secrets dans de très belles scènes de confession et de réconciliation, comme dans Talons aiguilles, Volver, ou ici… Vous croyez à la vertu de la parole ?
Oui, je crois beaucoup à la vertu de la parole, mais pas dans le sens de la confession catholique, malgré l’éducation que j’ai reçue. Je préfère qu’un personnage confesse son secret lui-même plutôt que de le dévoiler par un flash-back. Il arrive toujours dans mes films un moment où le personnage ne supporte plus le poids de son secret et finit par le divulguer. J’adore écrire ces scènes de révélation, et les filmer aussi. Par exemple, dans Madres paralelas, j’aime particulièrement le moment où la mère d’Ana raconte toute sa vie à Janis en fumant des cigarettes alors qu’elle ne la connaît pas et qu’elle n’a rien à voir avec elle, ni en tant que femme ni en tant que mère. Ces moments de révélation, de libération de la parole, permettent à la fois aux personnages de se révéler et aux visages des actrices de s’illuminer.
À travers le combat de Janis, qui cherche à exhumer les corps d’une fosse commune où se trouve son arrière-grand-père, vous abordez un épisode sensible de l’histoire espagnole, celui des tueries opérées par les franquistes pendant la guerre civile espagnole des années 1930. On vous a rarement vu aussi frontalement politique.
C’est un énorme problème toujours d’actualité. Il y a plus de quatre mille fosses communes en Espagne et environ 140 000 disparus. Le contact avec ces morts de la guerre civile a été très émouvant, parce que nous avons travaillé avec des professionnels pour les scènes d’exhumation en essayant de faire des reconstitutions les plus réalistes possible – c’est ce qui donne un côté documentaire à toute cette partie de l’histoire. Il n’y a pas de disparu dans ma famille, donc ça ne m’a pas touché personnellement, mais ce film m’a permis de ressentir la douleur de mon pays et de comprendre que, tant que cette question des fosses communes ne sera pas complètement résolue, la guerre civile ne sera pas finie. Toutes ces scènes m’ont appris combien la mémoire historique est importante, pas seulement pour les gens directement concernés, mais aussi pour les plus jeunes. C’est le sujet du film : la transmission entre les ancêtres et leurs descendants. C’est important de savoir ce qu’on a fait dans le passé, et surtout ce qu’on a mal fait, pour éviter de répéter ces erreurs dans le futur.
Vos films, et celui-ci particulièrement, reposent souvent sur l’idée que tout peut basculer sur un accident, une rencontre, une erreur humaine… Laissez-vous aussi de la place au hasard sur vos tournages ?
Oui, dans tous mes films il y a une part d’improvisation et de hasard. Sur le papier, les choses peuvent sembler abstraites mais, une fois que je me mets à tourner, les situations deviennent réelles, elles prennent vie. Il y a une interaction entre l’acteur et son texte, et il peut même y avoir des connexions entre la vie de l’acteur et son rôle. Donc parfois les choses de la vie s’invitent dans l’histoire quand je commence à tourner, et c’est à moi de voir si je choisis de composer avec ou pas. Et puis au moment où les acteurs se mettent à jouer, ils me donnent plein d’idées sans même s’en rendre compte, et ça peut changer le programme de tournage du jour. Finalement c’est moi qui improvise le plus sur mes tournages, et c’est très excitant.
« C’est le sujet du film : la transmission entre les ancêtres et leurs descendants. C’est important de savoir ce qu’on a fait dans le passé, et surtout ce qu’on a mal fait, pour éviter de répéter ces erreurs dans le futur. »
Le film s’ouvre, comme Kika (1994), sur un shooting photo assez sensuel. À la différence que cette fois c’est une femme qui prend les photos – Janis tire le portrait d’un anthropologue judiciaire – et que le désir est filmé de manière moins sexuelle, plus douce.
Dans Kika, le photographe est un voyeur, il part à la recherche d’une image concrète, celle du plaisir féminin, de la figure du désir. Ici, la situation est très différente. Déjà parce que la photographe est une femme, vous avez raison. Mais il y a surtout un jeu de séduction mutuel qui s’établit tout de suite entre eux, de manière naturelle, sans qu’elle le cherche pour ses photos. Elle essaie simplement de faire le meilleur portrait possible de lui, à le montrer tel qu’il est et tel qu’il la regarde.
Vos films ont toujours fait la part belle à des personnages féminins forts et indépendants, face à des hommes beaucoup moins présents et souvent défaillants…
C’est vrai. Après Douleur et gloire, qui est un film masculin [Antonio Banderas y campe un réalisateur en souffrance, alter ego du cinéaste, ndlr], j’ai voulu revenir à un univers féminin de manière absolue, centré sur des personnages féminins forts et sur la thématique de la maternité. Le seul personnage masculin [Arturo, l’anthropologue judiciaire dont Janis tombe accidentellement enceinte, ndlr] est un petit rôle qui sert surtout de soutien pour le personnage de Penélope. J’ai toujours préféré écrire les rôles féminins, j’ai l’impression qu’ils sont meilleurs. Les femmes sont généralement plus spontanées dans leurs sentiments, leurs émotions, pour communiquer, pour s’intéresser aux autres… Quand j’écris un personnage masculin, il m’apparaît toujours plus triste, plus sombre, avec plus de préjugés – sans doute parce que je me prends en référence pour écrire les rôles d’hommes.
Les liens de sororité et d’entraide féminine sont très forts dans votre cinéma. Les deux mères au centre de Madres paralelas sont célibataires, mais elles ne sont pas seules. D’où cela vient-il ?
De mon enfance. L’après-guerre en Espagne a duré très longtemps, au moins vingt-cinq ans, jusqu’au milieu des années 1960, quand le pays a commencé à s’industrialiser et à prospérer. J’ai grandi dans les années 1950 dans La Mancha [région aride au centre de l’Espagne, ndlr] et pendant mes dix premières années je vivais entouré de femmes qui s’entraidaient beaucoup. Quand ma mère ne pouvait pas m’emmener, elle me confiait à une voisine. Ces femmes étaient très fortes, très différentes des hommes, elles n’avaient pas de préjugés malgré l’époque et, dans ce contexte de patriarcat absolu – surtout dans cette région qui était particulièrement machiste –, ce sont elles qui dirigeaient la maison et prenaient les décisions, en réalité. Ces femmes resurgissent naturellement dans mes films, comme dans Tout sur ma mère – au final, c’est une famille de femmes qui s’entraident. Il me semble que les hommes ont plus de mal à se soutenir de la sorte.
C’est la septième fois que vous dirigez Penélope Cruz depuis En chair et en os, sorti en 1997. On ne dirige sûrement pas de la même manière une jeune religieuse malade du sida (Tout sur ma mère), une amoureuse passionnée (Étreintes brisées), une mère ultra déterminée prête à tout pour protéger sa fille (Volver). Quelles indications lui avez-vous données cette fois ?
Je crois que c’est le personnage le plus complexe que je lui ai donné à jouer. Ce n’est pas un rôle tout indiqué pour elle, mais je l’avais écrit pour elle. Penélope a des enfants et elle vit sa maternité de manière complètement opposée au personnage de Janis. Lors des premières répétitions avec Milena Smit [la jeune actrice qui interprète Ana, ndlr], ici, dans mon bureau, sur les fauteuils sur lesquels vous êtes assises, elle était tellement émue qu’elle pleurait tout le temps et finissait toujours dans les bras de Milena. Mais c’était le contraire de ce que je cherchais, parce que son personnage est censé éprouver de la culpabilité et de la honte à cause de son secret vis-à-vis du personnage de Milena. Le personnage de Penélope est en contradiction permanente avec ce qu’elle ressent, elle est dans la dissimulation et ne doit pas laisser transparaître ses émotions. Mon objectif était qu’elle retienne ses larmes ! Comme Penélope est une actrice viscérale, très intuitive et émotive, il fallait que je l’amène à transformer son émotion brute en quelque chose de plus ambigu, quelque chose qui peut s’approcher de la paranoïa. On est allés dans des zones qu’elle n’avait encore jamais explorées en tant qu’actrice. On a travaillé comme jamais, on a répété le scénario en entier pendant au moins trois mois. C’est le rôle le plus difficile que j’aie jamais écrit.
Vous dites que dans vos films l’histoire passe avant tout et que c’est l’intrigue qui dicte vos choix de mise en scène. Vous faites pourtant un cinéma très visuel et très graphique, avec des plans emblématiques – les talons devant le soupirail dans Talons aiguilles, le plongeon dans La Mauvaise Éducation, le travelling d’ouverture au cimetière de Volver… Ça ne se passe jamais dans l’autre sens ? Vous n’avez jamais la vision d’un plan ou d’une séquence dès l’écriture du scénario ?
Ça m’arrive de visualiser une scène dès l’écriture, mais c’est rare, et en général c’est quand il faut des précisions visuelles pour des questions de production. Déjà parce que, quand je commence à écrire, les repérages des lieux de tournage n’ont pas encore démarré. Et puis parce que les personnages évoluent beaucoup pendant l’écriture, parfois on écrit avec un acteur ou une actrice en tête et en fin de compte le personnage se transforme tellement qu’on tourne avec quelqu’un d’autre. Donc, généralement, tout ce qui se rapporte au visuel – les décors, les costumes –, mais aussi le choix des acteurs, je le décide une fois que j’ai la première version du scénario.
Dans l’ensemble de votre filmographie, de quels plans êtes-vous particulièrement fier ?
Il y en a beaucoup qui me sont restés, parfois par surprise. Par exemple dans La Loi du désir, le plan où Carmen Maura marche dans la rue en suffoquant de frustration. Elle croise un éboueur qui nettoie la chaussée avec un jet d’eau et elle lui demande de l’arroser avec son tuyau… Et on la voit, toute débraillée, se faire tremper par le jet d’eau… Dans ce film qui parle de désir, cette image est pour moi celle qui représente le mieux le désir. Il y a aussi une scène de Parle avec elle. J’avais très envie de faire un film en noir et blanc, et avec des gens miniatures, comme dans Les Poupées du diable [de Tod Browning, 1937, ndlr] ou dans L’Homme qui rétrécit [de Jack Arnold, 1957, ndlr]. Du coup il y a cette scène avec le personnage minuscule qui se promène sur le corps immense de la femme qu’il aime avant de s’introduire dans son vagin géant. C’est une image très surréaliste, mais qu’on a tous déjà éprouvée : comme si le corps de la personne qu’on aime était un paysage qu’on traverse. Je suis très fier de cette image. C’est d’ailleurs un exemple de scène que j’ai dû visualiser dès l’écriture, pour qu’on puisse fabriquer la poupée géante.
La Loi du Désir de Pedro Almodóvar (1986)
Pendant la pandémie, vous avez tourné votre premier film en anglais, le court métrage La Voix humaine avec Tilda Swinton, une nouvelle adaptation de la pièce de Cocteau dont on parlait plus tôt. Bientôt un long métrage en anglais ?
J’avais envie d’essayer de tourner en anglais depuis un moment, mais je n’étais pas sûr d’en être capable. C’est pour ça que j’ai commencé par un court métrage. Et l’expérience a été incroyable, surtout grâce à Tilda Swinton, qui sait s’adapter à tout et a une capacité de mimétisme assez étonnante. Ça m’a permis de faire reculer ma peur de tourner et de diriger en anglais de, disons, 70 %. Mais il y a aussi des histoires en français qui m’intéressent !
Madres paralelas de Pedro Almodóvar, Pathé (2 h), le 1er décembre.
Images (c) El Deseo – Iglesias Mas