Vous estimez dans votre ouvrage que les démocraties sont mises à l’épreuve de la diversité. Pourquoi ?
Les humains sont enclins à s’organiser en groupes et à discriminer ceux qui n’y appartiennent pas. Cela conduit souvent à trois situations. La première est l’anarchie : les groupes ethniques sont tellement opposés l’un à l’autre qu’ils refusent de coopérer pour construire un État efficace, ce qui met en péril leur capacité à assurer des services publics essentiels et un destin commun. C’est le cas en Somalie actuellement. Le second écueil est la domination : un groupe assujettit et en exploite d’autres, et, même lorsque l’écart entre les groupes se réduit, les groupes dominants conservent un avantage socio-économique important.
Beaucoup d’immigrants et de membres de minorités ethniques, en France ou aux États-Unis, se sentent encore traités comme des intrus, par exemple. La dernière situation est la fragmentation : les élites politiques s’arrangent entre elles, comme au Liban. Le pays a abandonné l’idée de faire naître un sentiment d’identité partagée chez tous les citoyens. Des lois sont là pour garantir que chaque groupe dispose d’une portion significative du pouvoir. Mais, sans citoyenneté partagée, les individus sont démunis pour lutter contre certaines injustices, notamment la corruption des élites.
La démocratie semble tout de même le système le plus apte à faire advenir ces diversités en société.
Elle peut résoudre certains problèmes, mais peut aussi complexifier la question de la diversité avec la loi de la majorité. Les sociétés multiethniques les plus estimées étaient des empires ou des monarchies, comme Vienne au xixe siècle. Dans ces sociétés, les différents groupes n’avaient pas de voix pour décider de leur destin collectif – c’était du ressort du souverain – et restaient relativement sereins quand affluait dans le pays un autre groupe ethnique ou religieux.
Quelles réponses se dessinent au sein des démocraties pour faire face à ces défis ?
On a d’un côté des formations d’extrême droite qui affirment que les valeurs de nos civilisations sont celles d’un certain groupe ethnique et que le changement sociétal va les affaiblir. Il s’agit alors de renouer avec un passé supposé plus rose, ce qui n’est ni désirable ni réaliste. Et on a de l’autre côté bien souvent des partis de gauche qui considèrent qu’aucun progrès n’advient depuis cinquante ans. Considérant qu’il est naïf de vouloir d’un pays où les gens seraient patriotes et solidaires, il serait ainsi nécessaire de rendre plus important le rôle de l’identité ethnique ou religieuse et de se concentrer sur le droit des minorités opprimées.
Mais ce qui se présente comme un acte libératoire est pour moi une erreur normative. À ces tenants du pessimisme généralisé ou des lois ethniques qui accentuent la lutte existentielle entre les différents groupes, je propose de regarder les progrès parcourus – la France, par exemple, est un pays plus juste et égalitaire aujourd’hui qu’il y a quarante ans – et ensuite de viser une société dans laquelle tous les citoyens, bien que différents, soient égaux et aient un sentiment de destin commun. Il n’est pas nécessaire de choisir entre la « liberté d’être » d’un individu et sa « liberté d’appartenir » à un groupe. On peut être un catholique ou un musulman fier de l’être tout en étant fier d’être français. On peut avoir son propre plan de vie et en même temps remplir ses devoirs.
Quelle peut alors être la place de l’État dans la conscience de chaque citoyen ?
Je propose un patriotisme inclusif et non nationaliste. Ce dernier est dangereux, car il laisse penser qu’une nation, qui s’estime meilleure que les autres, peut s’octroyer tous les droits. En étant exclusive, elle laisse envisager en France, par exemple, que certains Français seraient les « vrais » Français et que les autres ne compteraient pas vraiment. Le patriotisme inclusif, lui, crée de la solidarité entre les individus. Il permet à une grand-mère catholique d’avoir un esprit commun avec un jeune immigré de banlieue parisienne. Il met en pratique les idéaux universalistes de la démocratie, avec l’idée que tous les citoyens ont les mêmes droits et devoirs. En France, il s’additionne à un patriotisme culturel qui n’est pas uniquement basé sur les ancêtres gaulois ou les philosophes des Lumières. Le patriotisme, c’est aussi une culture quotidienne, contemporaine, claire et forte, largement partagée par les Français.*
La Grande Expérience. Les démocraties à l’épreuve de la diversité de Yascha Mounk (Éditions de l’Observatoire, 432 p., 22 €)
une rencontre avec Le Point, le 18 janvier à 20 h au mk2 Bibliothèque
tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | – 27 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | tarif séance avec livre :
22 € (* prix public du livre : 22 €)
Image (c) Hannah Assouline