Cet article a été initialement publié en 2021, lors de la ressortie en salles de la saga Doinel
Cancre révolté ou amoureux maladroit, figure toujours remuante et insaisissable, Antoine Doinel, l’antihéros de cinq films culte de François Truffaut (« Les Quatre Cents Coups », « Antoine et Colette », « Baisers volés », « Domicile conjugal », « L’Amour en fuite ») revient en trombe et en version restaurée.
« Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel… » Quand, face au miroir, Jean-Pierre Léaud répète frénétiquement ce nom dans Baisers volés, lui et le réalisateur François Truffaut tentent peut-être de fixer ce personnage vif et instable qui leur ressemble. Truffaut était parfois dur avec lui-même. Dans un texte (Truffaut par Truffaut) que l’on peut consulter sur le site de la Cinémathèque française, il dit ceci : « J’ai failli abandonner Baisers volés quinze jours avant le tournage, tellement j’avais honte. […] J’avais déjà le script de L’Enfant sauvage et celui de La Sirène du Mississipi. Je me disais : “Quand même, j’ai deux bons scripts à tourner. Il y a des romans magnifiques et je vais tourner dans quinze jours un film où on ne raconte rien du tout.” »
Et si justement c’était ça, le charme du cycle Antoine Doinel ? Ne raconter la vie qu’à travers la course d’un personnage, ses galères professionnelles, ses agitations sentimentales ? Ne saisir rien d’autre que le temps qui passe, les hasards et les accidents qui le font sans cesse bifurquer ? Truffaut avait fini par le comprendre : « La honte est restée jusqu’au moment où j’ai entendu les gens rire dans la salle de projection. Je me suis dit : “Tiens, ils peuvent aimer un film sans sujet.” »
L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE
On peut dire que Truffaut s’est volontairement laissé emporter par son personnage. Et ce, dès le casting qu’il a fait passer à Jean-Pierre Léaud, alors âgé de 14 ans, pour son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups (1959) – l’un des films qui lancent la Nouvelle Vague. Le gamin a fait deux cents kilomètres depuis sa pension de Blois pour passer l’audition. veut raconter sa propre enfance malheureuse, ses relations difficiles avec sa mère et son père adoptif, ses fugues, son séjour éprouvant au centre d’observation des mineurs délinquants de Villejuif.
Les Quatre Cent Coups de François Truffaut (1959) © Les Films du Carrosse
Léaud, lors du casting, impressionne le jeune cinéaste par son bagout, sa gaieté, son tempérament provocateur – mais il lui ressemble moins que d’autres prétendants, peut-être plus introvertis. En plus de cela, Léaud a deux ans de plus que le personnage, Antoine Doinel, que Truffaut nomme ainsi comme un hommage (inconscient disait-il) à la secrétaire de Jean Renoir, qui s’appelait Ginette Doinel. Qu’importe, il décide de lui donner le rôle.
La suite, on la connaît, Les Quatre Cents Coups est l’un des drames de l’enfance les plus sensibles de l’histoire du cinéma, racontant la préadolescence de Doinel qui, se sentant abandonné par sa mère et son beau-père, lâche l’école pour la fête foraine, le cinéma, et la littérature, puis fugue d’une pension où il est placé. C’est un film révolté, contre une certaine représentation de la jeunesse délinquante (sur le même sujet, le Truffaut critique aux Cahiers du cinéma n’avait pas trop goûté, quatre ans plus tôt, Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy), contre le cinéma de qualité française, et contre la société dans son ensemble qui abandonne sans scrupule le jeune Doinel. Dans la séquence finale du film, celui-ci nous adresse un regard caméra empli de défi. On le voit courir sur une plage, et ce motif de l’échappée reviendra dans le cycle Doinel, suivant un jeune homme toujours plus pressé qui va vite prendre de court Truffaut comme Léaud.
Antoine et Colette (1962) © Ulysse Productions
L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
François Truffaut n’avait au départ pas prévu de consacrer cinq films à Antoine Doinel. C’est lorsqu’on propose au cinéaste de réaliser un sketch pour le film collectif L’Amour à vingt ans (1962) qu’il pense à faire revenir son double de fiction – ce sera le court métrage Antoine et Colette, un film sur un ado, ce qui est inédit à l’époque. C’est à partir de là que le personnage se réinvente en antihéros romantique – enfin, pas systématiquement, car il adore les dîners chez les parents de ses amoureuses, ce qui ne fait pas forcément rêver celles-ci.
Se sentant frustré par le format court, Truffaut va alors prolonger l’éducation sentimentale de Doinel dans Baisers volés (1968). Le cinéaste y projette toujours des éléments de sa propre vie : par exemple, le petit boulot de détective privé que prend Doinel dans Baisers volés est inspiré par un épisode vécu par le réalisateur, qui en avait lui-même engagé un pour retrouver la trace de son père biologique.
Baisers volés (1968) © Les Films du Carrosse
Mais Doinel, qui bâtissait un autel à Balzac dans Les Quatre Cents Coups, va de plus en plus tirer vers la fiction, en penchant vers ses modèles littéraires tourmentés et sentimentaux du xixe siècle, la maladresse en plus. Dans Baisers volés, Doinel lit ainsi Le Lys dans la vallée de Balzac et, à partir de ce roman, fantasme sur son aventure gauche avec Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), une femme mariée. Cette fougue désuète est accentuée par le jeu de Léaud qui, avec sa voix haut perchée et son index levé, creuse le décalage, la distance, le burlesque.
Domicile conjugal (1970) © Les Films du Carrosse
L’acteur s’empare de la partition de Truffaut. Le personnage, son parler, son attitude, s’éloignent de ceux de Truffaut. Doinel devient-il pour autant la créature de Léaud ? Non, c’est peut-être même le personnage qui fait ce qu’il veut de l’acteur. Après le tournage de Domicile conjugal (1970), chronique cruelle sur le mariage où Doinel, vingtenaire trop installé à son goût, est infidèle à son épouse, Christine Darbon (Claude Jade), Léaud confie ainsi à Truffaut : « Il faut que je change, je dois me conduire mieux avec les filles. » Le réalisateur éberlué lui répond alors : « Mais ce n’est pas toi, c’est Doinel. »
LES SALADES DU TEMPS
Ni cinéaste ni acteur, Antoine Doinel, lui, devient romancier. Dans L’Amour en fuite (1979), le personnage, désormais trentenaire, revient dans son livre autobiographique, Les Salades de l’amour, sur son passé – bien sûr romancé à son avantage. On le suit à travers des flash-back qui ne sont pas des reconstitutions mais des extraits des précédents films. Et on se rend compte avec émotion de l’évolution physique du personnage depuis ses 12 ans. Le temps marque le corps de l’acteur.
L’Amour en fuite (1979) © Les Films du Carrosse
Mais Doinel peut-il encore avancer ? A-t-il vraiment avancé ? Et doit-il vraiment avancer ? Truffaut, doutant de sa réussite à faire grandir ce personnage qui toujours échappe, se posait la question dans sa toute dernière interview avec Bert Cardullo, en 1984. « Je me demande si Doinel n’est pas un peu figé, au bout du compte, comme un personnage de dessin animé. Vous savez, Mickey ne peut pas vieillir. » En stoppant ici le cycle Doinel, éternel garçon sensible, Truffaut n’a en rien fixé son antihéros, qui touche encore bien au-delà des années 1970. Anachronique avec ses grands airs lyriques et exaltés, sûrement hors du temps, Doinel est toujours en fuite.
Cycle « Les Aventures d’Antoine Doinel », cinq films en version restaurée (Carlotta/ mk2), sortie le 1er décembre en coffret DVD, le 8 décembre au cinéma
Image de couverture : Baisers volés (1968) © Les Films du Carrosse