Justine Triet : « À partir du moment où les personnages féminins sont complexes, on est dans une forme de féminisme. »

Dans « Sibyl », Justine Triet recompose la psyché d’une psychanalyste (Virginie Efira) qui, happée par le récit d’une patiente désespérée (Adèle Exarchopoulos) et amoureuse d’un acteur tempétueux (Gaspard Ulliel) se sert de celui-ci comme matière première d’un roman qu’elle écrit. En hommage à Gaspard Ulliel, France 2 rediffuse ce dimanche, à 21h10, ce drame tourbillonnant. Nous repostons cet entretien réalisé en 2018 pour la sortie du film.


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Pourquoi avoir fait de nouveau appel à Virginie Efira?

J’avais le sentiment qu’on avait amorcé quelque chose sur le précédent film, mais je voulais travailler avec elle de manière différente. Quand j’ai commencé à écrire, je suis partie de l’idée de pousser le personnage de Victoria plus loin, de le prolonger, mais je me suis très vite demandé quels visages de Virginie je n’avais pas encore vus et j’ai fini par m’éloigner de mon idée de départ.

Sibyl est perçue comme une figure d’autorité infaillible, sollicitée par tous pour sa sagesse, mais ce rôle semble la mettre mal à l’aise. Est-ce qu’on héroïse trop les soignants, selon vous?

Oui, c’est certain. Moi, quand je vais chez le médecin, je veux croire que c’est Dieu. Avec Sibyl, je n’ai pas du tout voulu faire un film de société, mais ça m’a plu d’imaginer cette figure forte qui menace de se briser à tout instant. Pour préparer le film, j’ai rencontré cinq femmes psys à qui j’ai demandé: «Quel est le patient qui a le plus rogné sur votre vie personnelle?». L’une d’entre elles m’a raconté une histoire qui l’avait traumatisée: elle voyait régulièrement une patiente qui lui parlait de l’agonie de son père. Au même moment, cette psy a appris que son propre père était malade et qu’il allait mourir. Elle a vécu un cauchemar pendant huit mois. Son père est finalement mort avant celui de sa patiente, qu’elle a dû arrêter de suivre, car elle ne supportait pas cet effet miroir et ne pouvait plus entendre parler de deuil, ça résonnait trop fort avec sa vie. Cette histoire a été très déterminante pour moi. J’ai réalisé qu’on n’imaginait jamais la vie des psys ou des médecins, qu’on n’a même pas du tout envie de l’imaginer.

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Deuil, addiction, perversion, paranoïa… Le film concentre beaucoup de concepts psychanalytiques, mais les amène de manière fluide et logique. Comment avez-vous bâti un scénario si ample à partir d’une matière aussi dense?

Je ne me suis pas embarrassée de choses trop théoriques. Je crois que la base du film, c’est la question des origines. Margot et Sibyl ressentent une haine vis-à-vis des leurs. La première confie d’ailleurs à la seconde : «Je suis sale, il y a quelque chose de sale en moi qui ne partira jamais.» Chez Sibyl, c’est moins explicite, mais elle aussi a voulu dépasser sa condition. Elles ont cette frustration, elles veulent sortir de leurs origines, mais elles ont la sensation de toujours revenir au point de départ. Sibyl est un personnage impur en soi. Elle ment à tout le monde. Jusqu’à un certain point, assez tardif, elle masque tout, elle est du côté de l’ordre, alors que les personnages autour d’elle sont dans un lâcher-prise total. Puis elle vrille, elle se met à nu, elle boit, elle chante bourrée… La confrontation de Sibyl à son propre déraillement, et le fait que cela prenne un certain temps à se mettre en place, a été très excitant, très jubilatoire pour moi.

Vous fragmentez habilement votre récit en faisant ressurgir par flashs des instants heureux et malheureux de l’héroïne avec Gabriel, son amour perdu, joué par Niels Schneider. Comment avez-vous imaginé ce procédé?

J’y ai beaucoup réfléchi, à l’écriture comme au montage. Je voulais que les souvenirs de Sibyl aient un impact singulier sur le spectateur, sans que ça soit une constante dans le film. J’ai donc fait en sorte que les flash-back n’apparaissent que dans la première partie. Comme dans un jeu de pistes, j’ai semé des indices dans le récit de Margot, qui appelle de plus en plus Sibyl à l’aide, et dans celui du petit Daniel, le patient qui a perdu sa mère. Daniel est une espèce de fantôme qui rappelle à Sibyl l’enfant qu’elle a eu avec Gabriel. Sa parole est prophétique. C’est un personnage qui m’a beaucoup aidée à tisser des liens entre le passé et le présent des personnages.

La scène de sexe au coin du feu entre Virginie Efira et Niels Schneider est très belle et sauvage. Comment l’avez-vous pensée?

Étant donné qu’on parlait d’une passion, il fallait mettre le spectateur dans l’épreuve d’une scène d’amour. La question du corps s’est donc très vite posée à moi, et je ne me voyais pas la contourner. J’avais envie de filmer celui de Virginie, qui a accepté et s’est abandonnée avec une grande générosité. Elle m’a simplement demandé que ce soit très détaillé. Improviser une scène d’amour, c’est compliqué. Donc j’ai imaginé quelque chose de très précis, une scène longue, bien chorégraphiée, avec un plan large où l’on voit les deux corps se rapprocher sous une lumière particulière. Il fallait aussi que je réfléchisse à ma propre position. Je me suis demandé : «Est-ce que j’ai peur de regarder cette nudité, ou est-ce que je l’affronte?.» Finalement, j’ai tourné cette scène comme une scène d’action, et ça a été assez magique. Je me souviens qu’il faisait dans les 50°C; les acteurs étaient dans un état de suffocation et pourtant ils se sont vraiment donnés. La décontraction de leurs corps se sent à l’image.

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Alors qu’elle veut s’éloigner de son métier de psy pour écrire, Sibyl se laisse piéger par sa nouvelle patiente, Margot, car le récit de celle-ci lui donne l’inspiration d’un roman autour de leurs deux vies. Dans une interview accordée au Monde en 2011, Annie Ernaux disait, à propos de l’autofiction: «Quand j’écris, j’ai besoin d’être, d’un bout à l’autre, dans une démarche de vérité, ou plutôt de recherche de vérité, jusqu’à l’obsession.» Cette phrase peut-elle synthétiser la quête de votre héroïne?

Je ne sais pas si Sibyl cherche une vérité. C’est quelqu’un qui met un pied dans l’écriture et qui va être complètement submergé par son passé, ses addictions. L’écriture, c’est vraiment l’endroit central du désir, quelque chose qui raccorde ces choses entre elles et qui ravive des manques. Au final, son livre se base sur deux récits : celui de Margot et celui de sa propre vie, dont elle s’inspire mais qu’elle transforme en fiction. Et elle croit tellement à cette fiction qu’elle finit par en avoir le vertige. Dans la deuxième partie du film  dans une scène d’amour, elle projette sa propre histoire, met en scène jusque dans les moindres gestes ses souvenirs avec son ex, qui la hantent. C’est à cet instant précis qu’elle bascule. Elle entre dans une forme de vampirisation que je comprends, car je peux moi-même être un peu dans cet état au moment de l’écriture.

Le choix de Stromboli comme décor du tournage fictif fait forcément penser au film de Roberto Rossellini sorti en 1950. On retrouve la même atmosphère aride, saturée de tensions, propice à l’explosion de la colère. Comment avez-vous travaillé cette référence?

Elle est tellement intimidante que je l’ai écartée de mon cerveau! Enfin, pas tout à fait, parce que je l’ai placée dans la tête de la réalisatrice allemande , qui rêve de tourner une scène d’époque là-bas. C’est sûr que le volcan évoque toutes les métaphores sexuelles possibles et fait immédiatement penser à la passion chez Rossellini. C’est une sorte de clin d’œil qui me permet de dégoupiller le côté pesant de la référence. Mais je crois que c’est aussi plus simple que ça: indépendamment du fait que ce soit celui de Stromboli, la présence d’un volcan dans une situation aussi cataclysmique de fin de tournage ajoute quelque chose à l’ambiance du film. Toute l’effervescence est décuplée par ce climat particulier.

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Après son passage sur l’île, Sibyl revient à Paris et sombre dans la paranoïa. Au-delà de la ressemblance physique de Virginie Efira et Gena Rowlands, on sent une vraie proximité entre son personnage et ceux de l’actrice américaine dans Opening Night (1977) et Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes. Ces figures féminines vous ont-elles influencée?

Franchement, oui. À la fin du film, la citation est presque évidente. Le vertige de l’héroïne qui n’arrive plus à marcher, à faire son métier, à exister dans Opening Night. Ces références ont été décisives.

Si forte et déterminée soit-elle, la réalisatrice finit elle aussi par exploser en vol. Avec le traditionnel procès en hystérie que l’on impute aux femmes, est-ce qu’il n’y a pas un danger, d’un point de vue féministe, à montrer des femmes vulnérables au cinéma?

Je pense au contraire que c’est féministe. Montrer les femmes comme de pures working girls, c’est presque une vision machiste pour moi. Si on décide de cacher tout signe de faiblesse, on ne s’en sort pas. À partir du moment où les personnages féminins sont complexes, on est dans une forme de féminisme. J’ai l’impression de voir beaucoup de films où l’on décèle tout de suite ce que désire le personnage féminin: elle n’a pas d’enfants, donc elle en veut; elle n’a pas de travail, donc elle en veut… J’ai le sentiment qu’il y a beaucoup de personnages masculins très forts, puissants, dont on adore découvrir les failles et les fragilités, comme Don Draper dans la série Mad Men. C’est vraiment une figure qu’on connaît tous, qu’on a vu mille fois se déployer, mais seulement du côté des hommes. J’ai envie qu’il y ait davantage de portraits féminins de cette trempe, une inversion des rôles traditionnels – dans le film, d’ailleurs, les hommes sont plus souvent à la maison que les femmes. C’est tragique de voir des personnages féminins qui ne font que servir les personnages masculins. C’est aussi pour ça que j’ai voulu tendre des fils entre mes héroïnes, fabriquer des effets de miroir entre elles toutes.

Portrait Justine Triet : © Paloma Pineda