Pourquoi avoir choisi de construire ce second long métrage autour du thème très courant de l’adultère ?
PJ McCabe, co-scénariste et co-réalisateur du film, et moi aimons énormément Match Point de Woody Allen et Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, mais aussi Rosemary’s Baby de Roman Polanski, soit un film d’horreur déguisé en réflexion sur la dépression pré et post-partum, qui traite en fait tout bonnement d’une assemblée de sorcières. Lorsque nous avons commencé à réfléchir à The Beta Test, PJ venait de se marier et moi de me fiancer. Nous avons imaginé un film d’horreur basé sur les questions d’égo masculin qui se posent juste avant le mariage, avec les tentations auxquelles on peut faire face. C’est un sujet qui revêt un aspect à la fois comique et acerbe. À l’écriture, nous nous sommes rendu compte que le film traitait du mensonge et de la tromperie et que nous pourrions donc parler des agents artistiques parce qu’ils se trouvent exactement dans ces problématiques-là. Le combo parfait, en somme ! Du film à petit budget sur l’adultère à la réflexion plus large sur la malhonnêteté qui gangrène Hollywood…
Comment s’est déroulé le travail d’écriture et de réalisation du film avec PJ McCabe ?
C’était fantastique ! PJ est mon meilleur ami ; nous avons travaillé ensemble sur de nombreux projets et il joue de petits rôles dans chacun de mes films. Nous avons eu l’idée de The Beta Test tous les deux et avons conçu le film en suivant une méthode bien à nous, à savoir jouer les scènes à haute voix. Nous nous installons chacun d’un côté de la table avec notre ordinateur et nous écrivons au format scénario sur un fichier partagé. Très régulièrement, nous nous levons pour jouer les scènes jusqu’à ce qu’elles nous satisfassent. Dans ces moments-là, nous sommes déjà en train de réaliser le film en quelque sorte.
« The Beta Test » : Hollywood à bout de souffle
The Beta Test, notamment de par son montage, donne l’impression d’un grand-huit, d’une foule de scènes qui s’enchevêtrent dans une respiration rapide.
Il y a quelques moments du film qui ne sont pas calés sur le scénario d’origine mais qui ont donné quelque chose de très beau au tournage. Seulement, soit ces scènes n’étaient pas complètement convaincantes, soit elles ne possédaient pas le rythme que nous voulions donner à l’action afin de conserver l’attention du public. Par exemple, dans la scène où PJ évoque la famille Médicis et les riches qui utilisent la plateforme de paiement Venmo, nous avons inséré beaucoup de plans de Florence où l’on voit des palais ayant appartenu aux Médicis. Nous nous sommes rendu compte qu’avec un montage à la Casino de Scorsese, nous pourrions montrer des images des endroits dont le personnage est en train de parler, presque à la manière d’un documentaire. Et puis il y a ces plans à 360 degrés que nous utilisons à plusieurs reprises, où la camera tourne autour des personnages. Nous avons découvert ce langage lors du montage et l’avons adopté pour le film dans son intégralité ; c’était comme une renaissance du scénario.
Vous évoquez le classique Casino ; quelles ont été les autres oeuvres de référence qui ont façonné l’atmosphère de thriller érotique du film ?
Casino est un film dingue qui – à la réflexion – m’apparaît comme étant intégralement un montage. Il y a tellement de morceaux musicaux, de richesses, un millier de plans différents… Je n’ai aucune idée de la façon dont Scorsese s’est débrouillé ! Et puis, avec PJ, nous revenions toujours à Zodiac de David Fincher ; d’ailleurs The Beta Test s’ouvre sur un meurtre puis se poursuit sur un autre meurtre une demi-heure plus tard. C’est un choix scénaristique qui maintient le public sur ses gardes, qui instille une nervosité. Et puis il y a cet effet « cocotte minute » qui fait qu’on se demande à quel moment Jordan – que j’interprète – va se faire zigouiller. Parasite nous a également inspirés ; Bong Joon-Ho excelle dans le mélange qu’il opère entre comédie et « murder mystery ». PJ est par ailleurs un grand fan de Fenêtre sur cour de Hitchcock, de Chinatown de Polanski et des films de type « L.A. Noir ». À partir de ces références, j’ai écrit un tas de conneries qui ont donné le ton comique de The Beta Test (rires).
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Comme dans Thunder Road – film dans lequel vous teniez déjà le premier rôle, votre visage est presque constamment parcouru de grimaces, voire déformé par l’horreur comme autant d’expressions d’une douleur rentrée, sourde. Comment travaillez-vous sur cet aspect très physique de vos personnages ?
Mon visage est en effet très expressif, un peu à la manière de Jim Carrey. Lorsque dans une scène, Jacqueline (l’assistante de Jordan) lui lance « Ta femme s’est assise sur ton visage ce matin ? » avant de quitter la pièce, nous nous sommes demandé si je devais jouer la nervosité, lui répondre quelque chose… Et puis du simple fait que mes sourcils s’arquent, que je transpire de manière visible, on comprend clairement que je me dis « Attends, elle a vraiment dit ça ? ». Nous avons donc pu nous permettre d’être subtils à l’écriture car nous savions que j’allais pouvoir exprimer tout une série d’émotions avec mon visage.
Êtes-vous parvenu à aimer Jordan, votre personnage, ou l’avez-vous utilisé comme un terrain d’expérimentation pour voir jusqu’où sa folie pouvait le conduire ?
J’abhorre vraiment les agents artistiques et encore plus ce type d’activités professionnelles, le côté mielleux, inhumain qu’elles renferment. Mon personnage incarne cet aspect ringard et « corporate », ce double langage de la malhonnêteté, cette volonté d’obtenir quelque chose pour ses supérieurs à tout prix. Ce sont vraiment des attitudes grotesque à mon sens. À l’écriture et au jeu, j’avais tout le temps en tête ce type surexcité et perdu…
Dans une interview autour d’American Psycho, Christian Bale dit – quand on lui demande s’il y a quelque chose à racheter chez son personnage – « Non, je déteste ce type plus que tout, il n’y a rien de sympathique chez lui ; c’est pour ça que j’ai voulu le jouer. » Ce n’est pas ce que je ressens à l’égard de Jordan ; je le vois comme un mec très triste, solitaire et perdu à qui Internet vient retirer son travail. C’est simplement une victime d’un genre différent. Nous avons fait de ce personnage une sorte de procédé narratif. Il sert de métaphore à notre vision de l’industrie cinématographique : désorientée, boursouflée, pétrie de mensonges… Tout s’effondre autour des gens qui y travaillent mais ils sauvent les apparences.
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Justement, dans une scène, un réalisateur dit à Jordan qu’il a hâte de voir ce monde s’effondrer. Pensez-vous qu’un tel renouvellement va avoir lieu ou bien est-ce une simple façade qui masque le fait que rien n’a fondamentalement changé ?
Dans HyperNormalisation, le documentariste britannique Adam Curtis utilise le terme éponyme, créé par des dramaturges et psychologues russes autour d’un phénomène amené par la chute de l’URSS. On voit qu’à ce moment charnière de l’Histoire, les gens ne se plaignent pas de l’absence de nourriture, du manque d’aide gouvernementale ou même de gouvernement, mais se font photographier devant leur voiture en adoptant un air décontracté, comme si tout allait bien. C’est ce qu’on appelle « l’hyper normalisation » et c’est exactement ce que l’on constate dans l’industrie cinématographique en ce moment, à savoir un manque de compréhension autour de ce qui a lieu. Lorsque le statu quo s’effondre, les gens continuent d’essayer de le maintenir parce qu’ils n’ont aucune idée de la façon dont le système pourrait fonctionner autrement.
À l’ère d’Internet, il est possible de contacter n’importe quelle célébrité via les réseaux sociaux (Instagram, Facebook, IMDb Pro…). De fait, l’utilité des agences artistiques est en train de s’effriter. Au moment où nous sommes entrés en confinement en 2020, la Creative Artists Agency a licencié la moitié de son personnel avant de fusionner avec la United Talent Agency. C’est un secteur qui ne s’effondre pas ouvertement mais qui est vraiment en train de se morceler. Il est évident qu’Hollywood se trouve sur un terrain très instable. Lors d’un panel en 2013, Steven Spielberg et George Lucas affirmaient déjà qu’il suffirait qu’un studio connaisse quatre flops d’affilée pour que toute l’industrie cinématographique fasse faillite. Aujourd’hui, les films coûtent si chers que la banqueroute guette tout studio qui fait face à plusieurs productions en échec. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé pour le studio MGM qui s’est vu racheter par Amazon en mai dernier.
Vous décrivez également un environnement de travail encore très dominé par les hommes, souvent extrêmement toxique pour les femmes, comme le montre le personnage de Jacqueline, que son patron Jordan malmène sans vergogne. Voyez-vous The Beta Test comme un outil politique de dénonciation quant à ces pratiques qui persistent ?
C’est en tout cas ce que de nombreux spectateurs semblent penser. Nous avons reçu beaucoup d’emails anonymes de la part d’assistants d’agences artistiques et de sociétés de gestion hollywoodiennes qui nous remerciaient en nous disant « Merci, je suis une Jacqueline. C’est génial de sortir ce film ». Nous avions discuté avec une petite dizaine de personnes issues d’agences en amont de l’écriture du film pour comprendre ce qu’elles y faisaient. The Beta Test est dédié aux « Jacqueline ». Je n’ai jamais travaillé pour une agence artistique mais lorsqu’on débarque dans le monde du cinéma, c’est un vrai massacre. Hollywood, c’est un système plein de vieux blancs qui tiennent les rênes et te privent délibérément de toute sorte de mobilité ascendante. C’est une industrie terrible pour qui est jeune, ou pire, de sexe féminin.
Comment expliquez-vous le succès de votre travail en France ?
Deux ou trois raisons me viennent à l’esprit. En 2018, quand Thunder Road est sorti en France, il a marqué les esprits. Il faut dire qu’à ce moment-là, les drames étaient complètement sérieux, sans élément comique, et les comédies complètement loufoques, sans véritable humanité. Or Thunder Road combine ces deux aspects. Et puis il y aussi la tradition française de l’amour du vaudeville ou du slapstick et la place que détiennent les auteurs chez vous.
Le fait que je sois scénariste, acteur et réalisateur n’est pas vraiment mis en avant aux États-Unis, car c’est une chose assez courante, mais en France, on se dit « Oh ce type sait tout faire », un peu comme Gene Kelly. J’ai aussi remarqué que le public français a tendance à voir les films indépendants américains comme des documentaires. C’est presque éducatif, comme un miroir de ce qui se passe chez nous à une époque donnée. Dans Thunder Road, je dépeins un pays où évolue un fou en colère dote d’une arme à feu et c’est ainsi que les Français voyaient les États-Unis à ce moment-là.
The Beta Test de Jim Cummings et PJ McCabe (New Story, 1h31), sortie le 15 décembre