Le 27 mai dernier, le musicien électronique Jacques annonce sur ses réseaux sociaux la sortie d’un nouveau morceau, « Vous », et propose une « dinguerie » à ses fans : « d’en devenir copropriétaire au même titre que moi. Que vous possédiez “Vous” avec moi. » Il les invite ensuite à acquérir une des 194 secondes de son single sous forme de NFTs (non-fungible tokens, ou « jetons non fongible »), pour 145 euros environ (0,065 de crypto-monnaie ether).
Chaque heureux possesseur d’un des 194 jetons devient alors un ayant droit de « Vous » et partage les recettes générées par son exploitation (ventes de disque, streams, utilisations pour la publicité ou le cinéma), au prorata de son investissement. Le musicien y voit un « un acte symbolique puissant, une sorte de communion matérielle hyper concrète entre plusieurs personnes qui croient en mon projet », et qui ont aussi tout intérêt à promouvoir et diffuser la (leur) chanson.
NFT, QU’EST-CE C’EST ?
Connu pour sa coupe de cheveux disruptive (rasés au milieu, longs sur les côtés) et ses concerts-dispositifs de micro-house concrète, Jacques s’approprie avec originalité le NFT, ce nouveau moyen de monétiser l’univers digital qui bouleverse ces jours-ci les modes de consommation sur Internet. Le NFT est une sorte de certificat d’authenticité qui atteste la propriété de l’acheteur sur la version originale d’un objet numérique. Les achats et reventes de NFTs s’effectuent par crypto-monnaies (bitcoin, ether) et sont rendus possibles par la « blockchain », un réseau sécurisé géré par ses participants.
D’abord cantonnés au milieu de l’art contemporain (on parle de « crypto-artistes »), les NFTs attirent les collectionneurs, amateurs ou spéculateurs, et font l’objet d’une véritable ruée vers l’or depuis fin 2020, qui touche désormais l’industrie musicale. Le 28 février dernier, la chanteuse canadienne Grimes a ainsi vendu les NFTs de plusieurs de ses clips musicaux pour 5,8 millions de dollars, vite suivie par les musiciens electro Aphex Twin, Jimmy Edgar, M.I.A., Disclosure, Jacques Greene ou par le groupe de rock Kings of Leon, qui ont mis indifféremment aux enchères vidéos, chansons, albums, droits d’édition ou même accès exclusifs à leurs backstages, pour des sommes parfois astronomiques.
FAN-CLUB TECHNOLOGIQUE
Si les pionniers de ce nouveau commerce en ligne avaient déjà des liens avec l’univers des crypto-monnaies (Grimes est la compagne de l’entrepreneur milliardaire Elon Musk, dont les déclarations sur Twitter secouent régulièrement les cours boursiers desdites crypto-monnaies ), le NFT séduit de plus en plus de musiciens confrontés au statu quo économique imposé par Spotify et consorts (actuellement, 90 % des artistes reçoivent moins de 1 000 euros par an du streaming), et à la perte des revenus des concerts occasionnée par la pandémie.
En vendant le « master » original de sa chanson « Vous », même découpé en 194 secondes, Jacques participe de l’avènement possible d’un nouvel écosystème de la musique centré sur l’artiste et sa communauté, qui revaloriserait l’œuvre en toute indépendance des producteurs et des diffuseurs traditionnels (labels, éditeurs, plateformes). Et il le fait avec humour, en choisissant une chanson traitant justement de sa dépendance à autrui, de son rapport avec son public. « “Je suis content de pouvoir compter sur vous” ainsi que “Je suis fier de faire partie de vous” sont les deux phrases du morceau qui ont rendu pertinent le fait d’en partager les droits avec d’autres personnes via ce NFT, explique Jacques. On a utilisé la blockchain NFT car c’était le plus pratique mais, d’habitude, ce sont des crypto-artistes qui mettent en vente des NFTs qu’un seul acheteur achète, et le fait qu’il possède le NFT ne fait pas de l’acheteur un ayant droit de l’œuvre ».
DE FAN À MÉCÈNE
Quelle différence avec le financement participatif et des services comme Ulule ou Kickstarter, qui permettent aussi aux artistes de faire financer leurs projets par leur public ? « C’est un peu comme du crowdfunding, sauf qu’à la place d’avoir un tee-shirt ou un poster vous avez une part de ma musique », explique Jacques dans son communiqué. Pour Pauline de Tarragon, chanteuse du groupe Pi Ja Ma et illustratrice, « être un.e artiste indépendant.e c’est devoir jongler avec tous ces outils pour trouver un équilibre et un peu de sécurité. »
Elle aussi a fait appel à ses fans pour affronter la pandémie, mais par l’entremise de la plateforme de micromécenat Patreon, lancée en 2013 aux États-Unis et qui commence à se développer en France (Sinclair, Kim ou Carmen Maria Vega l’utilisent notamment). À la différence des systèmes classiques de financement participatif, qui visent à réaliser un projet ponctuel, Patreon permet d’assurer à l’artiste une source de revenus récurrents, via un abonnement mensuel. Les fans deviennent ainsi patreons (« mécènes ») de l’artiste, en échange de contreparties (goodies, concerts privés, titres inédits).
MESSAGES PERSONNELS
« Ce qui m’a séduite, c’est la relation directe qu’on a en tant qu’artiste avec ses patreons, nous dit Pauline, dont les trente-six contributeurs lui assurent un revenu de 313 € par mois. « Il n’y a ni label ni directeur artistique, on est libre de proposer du contenu exclusif à n’importe quel moment de la journée. C’est une communauté réduite et forcément bienveillante car elle paye pour être là. » La volubilité do it yourself de sa production (chansons lo-fi, dessins, tutos Youtube) convient parfaitement à l’entretien de ce lien privilégié avec sa communauté, même s’« il faut bien se renseigner avant de s’engager là-dedans car ça demande deux trois jours de boulot par mois (en ce qui me concerne). Mais c’est toujours avec plaisir que j’effectue ce travail car j’y mets beaucoup d’amour et de sincérité. J’ai toujours aimé envoyer des lettres par la poste et là on me paye pour le faire. »