Margot Robbie est (presque) Clara Bow
Sexe, drogue et cinéma. Tel est le programme de Babylon, que Damien Chazelle a conçu comme un Chantons sous la pluie trash, où s’exhiberaient les déviances d’un Hollywood pré-parlant. Pour incarner cette débauche, le réalisateur a choisi une actrice dont la persona glamour a déjà été travaillée au corps – le parallèle s’impose – par Quentin Tarantino, dans Once Upon a Time in Hollywood, où il lui avait confié le rôle de Sharon Tate.
« Babylon » : la flamboyante plongée de Damien Chazelle dans le Hollywood d’antan
Ici, c’est l’ombre d’un autre double réel qui plane sur Margot Robbie. Pour écrire ce personnage ambitieux, prête à tout pour se faire une place dans l’industrie cruelle du cinéma, Damien Chazelle s’est inspiré de Clara Bow, it girl et sex symbol de la Paramount au temps du muet. Dans le film, on la rencontre sous le nom de Nellie LaRoy, lors d’une soirée orgiaque où elle s’est incrustée, robe rouge de femme fatale, pieds endiablés sur la piste de danse et nez plongé dans la cocaïne. Une présence magnétique et désinhibée qui lui permettra, dans le film de Chazelle, de percer à Hollywood – pour le meilleur et pour le pire.
Dans la vraie vie, Clara Bow, restée célèbre pour ses rôles insolents chez Ernst Lubitsch et William A. Wellman – Louise Brooks a dit s’être inspirée d’elle, Joan Crawford était sa BFF – a surtout enflammé les passions pour ses frasques hors écran. On lui prêta moults liaisons adultères pendant son mariage tumultueux avec l’acteur Rex Bell, et les tabloïds s’acharnèrent à lancer de fausses rumeurs sur sa prétendue toxicomanie. Bâtarde d’Hollywood malgré son statut de coqueluche, Clara Bow, issue d’une famille pauvre de Brooklyn où elle était battue par son père, ne parviendra jamais vraiment à se faire accepter par l’élite hollywoodienne. C’est son hédonisme, sa fureur de vivre destructrice que Damien Chazelle met à l’honneur dans sa fresque méta – on vous laisse découvrir si, comme la vraie Clara Bow, le personnage de Nelly LaRoy préfère, à la fin du film, abandonner les sirènes du Sunset Boulevard pour une vie retirée dans un ranch du Nevada.
« Whiplash » de Damien Chazelle : l’art comme sacerdoce
Brad Pitt est (presque) John Gilbert
Moustache un brin insolente, fossettes creusées, sourire viril : Brad Pitt aurait fait un carton à l’âge d’or du muet. Damien Chazelle a bien saisi la force de son charme légèrement anachronique. La preuve : pour créer son personnage de Jack Conrad, il s’est inspiré de John Gibert, superstar charismatique à la Rudolph Valentino, recrutée par la MGM en 1924, qui deviendra l’acteur fétiche de King Vidor (Son heure, La femme de Don Juan, La Bohème). Qu’est-ce qui nous fait dire que John Gilbert et Jack Conrad entretiennent un lien de parenté ?
Leur alcoolisme notoire d’abord, mais surtout le fait qu’ils soient tous les deux des séducteurs et amoureux en série. Dans le film de Damien Chazelle, Brad Pitt est un multi divorcé. Après s’être fait quitter par sa femme Ina (Olivia Wilde), il épouse Olga Putti (Karolina Szymczak) puis la star de Broadway Estelle (Katherine Waterston). Le « vrai » John Gilbert a lui aussi été marié trois fois – la rumeur dit qu’il changeait la déco de ses appartements à chaque nouvelle idylle – et a même demandé la main de Lillian Gish, sans succès. Mais son véritable chagrin d’amour a été causé par la plus grand vamp européenne : Greta Garbo, avec qui il a vécu une romance torturée, et qui l’a planté le jour de leurs noces. Désabusé, rongé par l’alcool, John Gilbert disparaît peu à peu des écrans, avant d’être définitivement banni des studios avec l’arrivée du parlant. En cause ? Sa voix jugée « trop légère », venue contredire son image de tombeur…
Si cette histoire tragique sonne comme une musique familière, c’est normal : Michel Hazanavicius s’en est emparé pour The Artist, dans lequel Jean Dujardin campe une star du muet à la masse face à une étoile montante du parlant (Bérénice Bejo). Une gloire posthume bien méritée pour cet acteur torturé que le cinéma adore décidément ressusciter.
À voir : le fabuleux docu « Brad Pitt. La revanche d’un blond »
Max Minghella est (presque) Irving Thalberg
Des Ensorcelés de Vincente Minnelli au Dernier Nabab d’Elia Kazan, on ne compte plus les film méta qui mettent en scène des producteurs de cinéma avides, despotiques, mégalos, et pire si affinités. Babylon n’échappe à la règle – sauf que son personnage de producteur, inspiré d’Irving Thalberg et joué par Max Minghella, est davantage un workaholic qu’un pervers narcissique. Ce petit génie embauché chez Universal puis à la MGM dans les années 1920 était surnommé « Wonder Boy », en raison de son flair infaillible pour repérer les scénarios à succès. Il participa à la gloire de l’âge d’or des studios, avec des films comme Les Révoltés du Bounty de Frank Llyod, ou encore une version de Roméo et Juliette signée George Cukor.
Un instinct très rentable, qui fit des jaloux à Hollywood. Louis B. Mayer, fondateur de la MGM, n’aimait guère ce nabab qui lui faisait de l’ombre. En 1932, profitant d’un problème de santé de Thalberg, il le fait remplacer par David O. Selznick et Walter Wanger. Depuis, le cinéma s’est amplement inspiré de la personnalité fascinante de cet homme de pouvoir insaisissable mais brillant, dont l’objectif était de réconcilier spectacle populaire et récits exigeants – Ferdinand Kingsley l’a par exemple campé dans Mank (2020) de David Fincher, sans oublier qu’il a inspiré le dernier roman inachevé de Walter Scott Fitzgerald, The Last Tycoon.
Hommage plus insolite (et ambigu). Dans son Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard dira de lui qu’il était le « seul homme qui, chaque jour, pensait cinquante-deux films ». Tout en saluant sa capacité à faire rêver les foules, JLG dénoncera sa participation à cette usine chimérique qu’est Hollywood, destinée à divertir passivement le public, à l’heure où le totalitarisme menaçait le monde.
Babylon de Damien Chazelle (Paramount Pictures, 3h09), sortie le 18 janvier
Images (c) Paramount Pictures