Ce film a reçu le César 2022 du meilleur film, du meilleur réalisateur pour Dominik Moll et du meilleur scénario adapté
La Nuit du 12 s’appuie sur le livre 18.3 : Une année à la PJ de Pauline Guéna, paru en 2020. Qu’êtes-vous allé puiser dans ce récit ?
Le livre de Pauline Guéna – qui a passé un an à la PJ de Versailles – fait 500 pages. Avec Gilles Marchand, mon co-scénariste et ami, nous avons écrit le scénario de La Nuit du 12 à partir de deux chapitres, soit une quarantaine de pages, tout en nous nourrissant de détails issus d’autres passages. Ce qui a été déclencheur pour moi, c’est la quatrième de couverture : « Il est des crimes qui vous habitent ; des crimes qui font plus mal que les autres et vous ne savez pas toujours pourquoi. » J’avais envie de raconter l’histoire d’un enquêteur obsédé par un meurtre.
Le scénario élude l’identité du meurtrier ou de la meurtrière.
Oui, ce qui m’a plu et qui n’était pas évident à faire passer dans un premier temps, c’était le fait qu’on ne trouve pas le coupable, comme c’est le cas dans la vraie enquête. Généralement, au cinéma, on finit par savoir qui a fait le coup, or ici on reste dans le flou quant à l’auteur ou l’auteure du crime. L’inconnu de la Poste de Florence Aubenas, paru pendant l’écriture du scénario, suit l’affaire Gérald Thomassin, ancien acteur un temps soupçonné de meurtre et porté disparu depuis 2019. Le livre raconte l’enquête sans amener de résolution, ce qui, selon Aubenas, permet de regarder ailleurs, de voir comment se fabrique une enquête mais de laisser les questions ouvertes. C’est surtout ça que nous avions envie de travailler avec Gilles Marchand.
Plusieurs des personnages du film font affleurer une masculinité en souffrance, une incapacité à se positionner par rapport au féminin. Pourquoi vous êtes-vous attaché à cette question ?
Gilles Marchand [co-scénariste du film, ndlr] appelle ça « l’inquiétude masculine », en référence à sa propre position. Sans se dire qu’on allait pousser une position féministe, il y a eu cet élan qui nous a permis de nous poser des questions. Gilles a senti très tôt que le film allait parler des rapports entre hommes et femmes, ce qui n’était pas si présent dans le livre de Pauline, même si, évidemment, c’est une femme et qu’elle observe un milieu quasi exclusivement masculin. Pour autant, nous ne voulions pas faire un film théorique, l’histoire devait toujours être incarnée de manière convaincante par les personnages. La question de cette dynamique complexe passe par la juge [campée par Anouk Grinberg, ndlr] qui relance l’enquête, par la jeune enquêtrice [Mouna Soualem, ndlr] qui questionne un monde très masculin avec ce constat qu’il est très étrange que ce soient les hommes qui tuent mais aussi les hommes qui enquêtent…
J’ai passé une semaine en immersion à la PJ de Grenoble et il n’y avait quasiment que des hommes. J’ai bien rencontré une enquêtrice, aux stups, qui m’a dit qu’un jour il faudra quand même qu’on parle de cette combinaison de passion et de malaise dont est pétri son métier. On sent que ces problématiques affectent les hommes, mais qu’ils le masquent avec des blagues un peu lourdingues, comme une échappatoire. Sans généraliser, j’ai l’impression que les femmes ont plus de facilité à échanger entre elles, à se dire des choses.
Vous adoptez souvent dans vos films des lieux de tournage isolés, de grandes étendues peu peuplées. Qu’allez-vous chercher dans ces décors ?
J’aime beaucoup ce qui est un peu montagneux, ce caractère à la fois très beau et oppressant, j’y trouve quelque chose de très cinématographique. À Saint-Jean-de-Maurienne, lieu de tournage du film, peu importe l’endroit vers lequel on tourne la caméra, la montagne est toujours là, c’est une présence assez forte. Il s’agit d’une vallée relativement industrialisée et polluée d’ailleurs, ce qui produit un mélange qui me plaît. Ensuite, il y a toujours les aléas de la météo qu’on ne maîtrise pas. Nous avons tourné au mois d’octobre et il a fait beau tout du long ; cet environnement plutôt lumineux et ensoleillé a contrebalancé avec l’aspect sordide du meurtre. Et puis, de façon générale, l’isolement géographique permet de mieux se concentrer sur les personnages.
Justement, Yohan, le personnage principal, évolue dans une solitude prégnante. Il est taiseux, ordonné et s’adonne seul à une pratique sportive circulaire, le cyclisme sur piste.
C’est le genre de personnages un peu casse-gueule ! Autant le personnage de Bouli Lanners [qui joue Marceau, le binôme de Yohan, ndlr] est très extraverti, parle tout le temps, s’énerve, est pétri de passions et de colères, autant celui de Bastien Bouillon [qui campe Yohan, ndlr] est une espèce de bloc. Avec Gilles Marchand, on y a un peu vu Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. Je crois que je l’ai même dit à Bastien et puis ai regretté mon geste car je ne voulais pas qu’il joue comme Alain Delon !
Cela dit, tout bloc qu’est son personnage, Bastien parvient à jouer sur les vibrations dans son visage, à laisser transparaître des choses malgré tout. Il faut dire que je ne donne pas énormément de « backstory » aux comédiens. Dans le scénario, il y avait deux scènes où on en apprenait plus sur le passé de Yohan mais on s’est rendu compte que ça psychologisait trop les choses et que moins on en savait, plus on pouvait projeter de choses sur lui.
Le film adopte un regard précis sur la PJ, tente d’en dresser un portrait juste. Quelles sont les dynamiques qui vous intéressaient dans cette cellule ?
La semaine d’immersion que j’ai effectué à la PJ de Grenoble m’a été indispensable pour ne pas être constamment en train de me poser des questions, de me demander si ça se passait vraiment comme ça. J’ai d’ailleurs repris des éléments de décoration vus dans la réalité : les portes de couleur orange, la disposition des bureaux en enfilade… J’avais un peu envie que les gens que j’avais rencontrés s’y retrouvent, comme ils m’avaient accueilli de manière très sympathique. Cela dit, il n’était pas question de sacrifier à la fiction, car un interrogatoire en situation réelle n’est absolument pas cinématographique !
Qu’est-ce qui vous plaît dans le genre du thriller ? On imagine le plaisir de chercher des pistes, des recoupements, et un parallèle avec la recherche artistique, le caractère irrésolu des choses.
Travailler le film de genre permet d’avoir une base que le spectateur connaît, dans laquelle il peut se sentir en confiance et sur laquelle ajouter des sous-couches ou des surcouches, comme ces questionnements sur les rapports entre hommes et femmes. Cette approche permet de travailler sur un suspens et des tensions très plaisantes à explorer. Par exemple, je n’aime pas tout ce que fait Fincher mais j’adore Zodiac, qui est également une enquête quasi irrésolue d’ailleurs. On s’attache tellement aux personnages…
Cela dit, en tant que spectateur, je suis friand de tous les genres ! Récemment, dans mes vrais coups de cœur, il y a eu Onoda, 10 000 nuits dans la jungle [d’Arthur Harari, dont la bande-originale est signée ]. Et puis, dans un genre très différent, Rien à foutre . Ça ne ressemble pas du tout à ce que je fais mais j’ai trouvé que c’était une vraie proposition, un film superbe, porté par Adèle Exarchopoulos, excellente.
Existe-t-il, comme Yohan, des choses qui vous hantent, qui vous taraudent ?
Vu l’état actuel du monde, plein de choses me taraudent, que ce soit en termes écologiques, sociaux… Mais je crois que ce qui me fait vraiment flipper, c’est Trump et tous ces gens pour lesquels la raison n’est pas une valeur. Je suis d’une génération qui a plutôt grandi dans l’idée que tout allait toujours vers le mieux, or je me rends compte que nous vivons une régression très forte. J’aimerais bien trouver une façon d’en parler dans un film, mais je ne sais pas encore comment parce que je ne veux pas tomber dans une dénonciation lourde. Il faudrait faire une vraie comédie, quelque chose d’assez caustique sur ce sujet.