Kirill Serebrennikov : les influences littéraires derrière son oeuvre

Avec « La Femme de Tchaïkovski » (en salles cette semaine), descente aux enfers de l’épouse du célèbre compositeur russe, le cinéaste confirme son penchant pour les fresques décadentes aux confins de la folie. Une tradition empruntée à quelques illustres écrivains, que l’on explore ici.


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Un coup d’oeil averti à la filmographie du cinéaste russe nous informe que les bonnes fées de la littérature se sont penchées très tôt sur son berceau. Et pas n’importe quelle littérature. D’abord de grandes tragédies filiales, qui collent parfaitement à l’univers sombre, frappé de fatalisme, de ce cinéaste qui aime sceller le sort de ses personnages par avance, tout comme Antonina Miliukova (Alyona Mikhailova) se laissera happer, presque avec conviction, par les sirènes de la folie après que son mari l’a ouvertement rejetée dans La Femme de Tchaïkovski. Ou encore comme l’anti-héros de La Fièvre de Petrov, joué par Semion Serzine, qui accompagne jusqu’au bout de la nuit un ami ivre, quitte à se perdre dans les effluves d’un trip hallucinant filmé à grands coups de plans-séquences éreintants.

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L’OMBRE DE SHAKESPEARE

La trace de cette filiation avec la tragédie, greffée à une pointe de grotesque chez le réalisateur – dans La Femme de Tchaïkovski, la lumière verdâtre et les corps décharnés des mendiants donnent à la narration des airs de farce – se retrouve dans Jouer les victimes (2016). Cette variation grotesque du Hamlet de Shakespeare met en scène un héros en perdition, qui joue le cadavre dans des scènes de crime reconstituées, jusqu’au jour où il verra apparaître, lors d’un songe, son père défunt. Derrière ses intrigues hybrides, où se heurtent songe et réalité, se dessinent une allégorie d’une Russie en décrépitude, minée par la corruption et la misère, et qui voit ses cadavres ressortir de terre.

L’oeuvre extra cinématographique de Kirill Serebrennikov est aussi habitée par cette philosophie désespérée. En 2013, le réalisateur adapte Les Idiots de Lars Von Trier sur les planches, avec les acteurs du Centre Gogol, théâtre rebelle moscovite fermé en 2022 par les autorités russes. On y retrouvait son goût pour la provocation, l’outrage, et les situations extrêmes qui dénudent les hommes de leur masque respectable. En transposant l’intrigue du film de Lars Von Trier – un groupe de jeunes idéalistes décident de laisser s’exprimer l’imbécile qui est en eux pour mettre à mal la bienséance policée – dans le microcosme russe, bien plus liberticide que la société danoise, Kirill Serebrennikov fait éclater au grand jour l’autoritarisme de son pays. L’esthétique froide, le dispositif ascétique de sa mise en scène devient l’écrin d’une expérience sociale anarchique, qui interroge les conventions – ou plutôt met en garde notre passivité face à elles.

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LE NIHILISME EN HÉRITAGE

Mais c’est avec un compatriote russe que le cinéaste partage le mieux son nihilisme : Nicolas Gogol. Que ce soit dans L’Adultère (2012) – un chassé croisé cruel où la jalousie consume peu à peu des personnages à la médiocrité rance – ou Le Disciple (2016) – une plongée dans l’esprit fanatique d’un lycéen converti aux dogmes de la Bible -, l’influence de l’écrivain russe sur la filmographie de Kirill Serebrennikov déborde de partout. D’abord dans les thèmes – la peinture amère, ironique, des vices de chacun, le rejet des cultes, de la ferveur religieuse – mais aussi dans une façon bien particulière de rendre trouble la limite entre réel et absurde, pour épouser la folie des hommes, embraser le chaos. Gogol comme Serebrennikov sont des peintres intransigeants, qui aiment remuer le couteau dans la plaie, exposer par des détails triviaux et des ruptures de ton cocasses l’abjection de leurs personnages. Tous deux goûteront aussi à l’exil et à la censure – considéré comme un dissident dans son pays en raison de ses opinions anti-gouvernement, Serebrennikov vit aujourd’hui à Berlin, et son dernier film, présenté à Cannes, est interdit en Russie.

Ce n’est pas pour rien que Serebrennikov adaptera en 2016 Les Âmes mortes (1842) de Gogol au théâtre d’Avignon, histoire pathétique d’un escroc vénal, qui fit scandale lors de sa parution car il cachait une critique à peine voilée des élites corrompues. « La littérature russe est un énorme continent à côté duquel on ne peut passer. Qui s’est intéressé à cette littérature ne peut tomber dans une méchanceté ouverte, car toute la littérature russe parle d’amour, de compassion et d’humilité » déclarait Serebrennikov au micro de Boomerang en 2022. La déclaration a de quoi surprendre, tant son cinéma semble ravaler, dans une lumière déclinante, toute forme d’espoir.