Le festival Côté Court s’ouvre dès aujourd’hui en ligne et propose de découvrir gratuitement des courts-métrages sélectionnés avec goût, dont le jouissif De la terreur, mes soeurs ! d’Alexis Langlois, visible à cette adresse jusqu’au 22 juin. Pour l’occasion, on republie notre story sur ce petit prince du trash qui avait fait, aux côtés de ses quatre actrices fantastiques, la couverture de TROISCOULEURS en novembre dernier.
En quelques courts métrages baroques, Alexis Langlois a affirmé une griffe queer outrée et ravageuse qui tranche net dans le lard des canons esthétiques décrépits d’un certain cinéma français. Il revient avec le court De la terreur, mes sœurs !, un revenge movie trans survolté qui balaie tout sur son passage, finissant de l’imposer à nos yeux comme digne héritier de John Waters – rien que ça. Alors qu’il prépare son premier long métrage, portrait éclaté du cinéaste et de son univers à la fois drôle, déglingué, inventif et militant.
Par le passé, il y a eu des gangs de cinéma qui ont bousculé l’ordre établi, aussi bien dans la vie qu’à l’écran. En Allemagne, ce sont les héros scandaleux de l’Antiteater de Fassbinder ; aux États-Unis, ce sont les outrageants Dreamlanders de John Waters. Désormais, en France, il faudra compter avec les « Terreurs » d’Alexis Langlois, cinéaste drôle et énervé à la tête d’émoji koala. Il n’y a qu’à voir cette équipée folle dans Fanfreluches et idées noires (2016), son film tourné à l’arrache lors d’un vrai after, pour se rendre compte que ces protagonistes hors normes peuvent transfigurer nos écrans.
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Dans l’inquiétude du jour qui perce, les couleurs dark fluo créent un espace hors de tout, au sein duquel notre œil hypnotisé dérive sur des corps fatigués, s’entremêlant dans des positions incandescentes. « On avait un budget drogue non crédité au générique… Il y a eu une fête avant l’after, qui n’a évidemment pas été filmée. Tout le monde était bourré ou défoncé », se souvient Langlois, gardien pas farouche d’un cinéma envisagé comme une fête ingérable. Dans cette utopie chimérique, cela ne nous étonnerait pas de croiser le Télétubby Tinky Winky les yeux révulsés et travaillant ses postures bitchy, l’icône grosse Edith Massey échappée du Pink Flamingos de John Waters (1972) dévorant des œufs compulsivement, ou la chanteuse Dolly Parton à la choucroute peroxydée trustant soudain la musique avec ses ballades country. C’est que Langlois esquisse un paysage imaginaire artificiel et excessif, très loin de tout ce qui se fait en France.
RENCONTRES D’APRÈS MINUIT
Le jeune cinéaste né en 1989 a fait ses premières armes bigger than life dans la ville grise et bétonnée du Havre. Avec sa sœur, Justine Langlois, actrice dans tous ses films, il commence par parodier des clips de rap ou de R&B (« Je mettais des faux seins et on refaisait Full Moon de Brandy en version un peu ratée », se souvient-elle) tout en se nourrissant des frasques délirantes des Looney Tunes et des combats musclés de la série Buffy contre les vampires. Au lycée, il découvre le Freaks de Tod Browning (1932), développant déjà un goût pour l’étrange.
Arrivé dans la capitale en 2007 pour suivre des études de cinéma à Paris-VIII puis à l’École nationale supérieure d’art de Paris-Cergy, il fréquente ce qui va devenir son gang. Le programmateur Pipi de Frèche, l’actrice et scénariste Carlotta Coco, la musicienne et DJ Nana Benamer, les modèles et performeuses Raya Martigny et Dustin Muchuvitz, le graphiste Cadinette, la poétesse Esmé Planchon… « Notre petite bande est très liée par nos origines sociales, on est toutes enfants de prolos, et on déteste les bourgeois », précise Naelle Dariya, actrice dans plusieurs films de Langlois et créatrice des soirées trans Shemale Trouble.
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Ces artistes, pour la plupart LGBTQ+ et issus de la scène clubbing des années 2010, sont ceux qui ont redéfini la nuit queer parisienne au bar du Marais Les Souffleurs, aux soirées Flash Cocotte et Trou aux Biches, la rendant tout à la fois plus flamboyante et plus politique. « Dans ces espaces safe, on pouvait s’amuser, s’exprimer. Ça nous a portés vers quelque chose de positif, d’artistique », déclare Raya Martigny. « Je me revois dans la cave des Souffleurs, buvant de la Heineken, en train de parler des théories féministes radicales de Monique Wittig, Judith Butler, Paul B. Preciado à trois heures du mat’, ajoute Alexis Langlois. Mais je ne sors plus, je suis trop vieille ! »
FROUFROUS ET PACOTILLE
« Alexis n’a peur de rien. Pas peur de faire déborder l’écran, le make-up, les couleurs. Pas peur de porter la marge en étendard et de s’en faire une robe de bal sublimement rapiécée. » Ces mots que nous a envoyés le cinéaste Yann Gonzalez, un fan, disent bien en quoi l’univers de Langlois est unique, se raccrochant peut-être aux chantres (très rares) de l’immodération formelle en France : Jacques Demy, Paul Vecchiali, Marie Losier, Gonzalez lui-même… Cette griffe-là, elle lui vient d’un paquet d’inspirations qui, dans ce qu’elles proposent de reconfiguration rêvée des genres et des sexualités, de ré-érotisation du monde aussi, font écho aux nuits queer qu’il passe avec sa bande. En premier lieu Jack Smith et l’orgie en fusion de son Flaming Creatures (1963) dont on retrouve des réminiscences dans Fanfreluches et idées noires.
Langlois se passionne aussi pour un cinéma ornemental, surchargé de froufrous et de pacotille, qui a finalement très peu influencé les Français. À la fac, il rédige ainsi un mémoire sur Magdalena Montezuma, égérie de l’œuvre furieusement lyrique de Werner Schroeter, avec un sous-titre en guise de programme : « L’artifice comme source de vérité. » Il écrit également des lettres enflammées à Ingrid Caven, autre figure au charme opératique des films du cinéaste dandy. « Je lui confiais qu’elle avait fait partie de ces deux familles de cinéma – Schroeter, Fassbinder – que j’adore, et que je voulais qu’elle intègre la mienne comme pour faire un lien. Elle m’a appelé. Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus être filmée, mais qu’elle voulait qu’on se rencontre. Ça ne s’est jamais fait. »
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On retrouve surtout cet esprit suranné et décadent dans les premiers films érogènes d’Alexis Langlois, autoproduits et expérimentaux. Des courts qui s’avancent comme des cérémonies incantatoires emphatiques, invoquant on ne sait quel démon. Dans Mascarade (2012), des apollons nus et épileptiques paraissent possédés, tandis qu’une reine drag grimaçante trinque à la pisse dans des calices aux pierreries mirifiques. Dans Je vous réserve tous mes baisers (2014), un trio d’innocents fardés se perd dans la violence d’une nuit tentaculaire. Les danses tribales se frottent alors aux attitudes lascives et thugs des clips de rap hardcore.
Pris sous l’aile d’Aurélien Deseez, producteur aux Films du Bélier, ses films vont ensuite évoluer grâce à plus de moyens et à un cadre d’écriture. Le style toujours foufou se fait plus volontiers bouffon et grotesque, dans la lignée trash et intense des beaux diables John Waters et Gregg Araki, dont il apprécie la veine carnavalesque, jouant sur les codes de la féminité et de la masculinité à travers des corps protubérants rendus glamour. « Son style tranche. Les gens qu’il choisit ne sont pas ceux qui valident les critères de beauté vus et revus du cinéma français actuel », avance Nana Benamer.
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Quant à l’impression d’abondance, de prolifération qui règne dans ses films, elle laisse bizarrement le champ libre à une mélancolie sourde. Ainsi, dans À ton âge le chagrin c’est vite passé (2016), sa comédie musicale camp, une ado se morfond dans le spleen après une rupture. Le film évoque d’abord les ambiances sucrées de Demy, rendues contemporaines à coups de lyrics gangsta et d’une narration libre mimant la navigation aléatoire sur les applis. Mais le titre est aussi un hommage à un dialogue du documentaire Les Années 80 (1983) de Chantal Akerman. De la cinéaste belge, le réalisateur retient la tristesse diffuse et stagnante, qui rejoint d’ailleurs un peu la sensibilité emo du clip Lace Dress qu’il vient tout juste de réaliser pour le musicien affilié à l’internet-wave Lëster.
À BAS LE CIS-TÈME
En 2019, Langlois déboule avec De la terreur, mes sœurs!, court métrage en surrégime, revenge movie musical et parfois gore, qui constitue pour nous le Faster, Pussycat! Kill! Kill! (film culte de Russ Meyer sorti en 1965) des années 2020. Quatre copines trans (Nana Benamer, Naelle Dariya, Raya Martigny et Dustin Muchuvitz) disent «À bas le cis-tème» et se rebellent, dans des saynètes fantasmées, contre les insultes, l’objectivation, les brimades, la violence.
Le film, politique dans son ton, n’hésite pas à amplifier son côté cartoon, comme l’observe Justine Langlois, qui, avec Félix Maritaud, joue un duo de méchants transphobes façon Team Rocket dans Pokémon:«Alexis m’a fait porter des talons immenses, et j’ai dû courir avec. Il m’a en plus scotché les genoux pour que ma démarche soit ridicule, burlesque. Ça m’a agacée, et ça a créé la violence nécessaire à une scène.» Avec panache, Langlois déconstruit la rhétorique transphobe, la faisant apparaître dans ce qu’elle a de terne, de répétitif, d’étriqué. Dans une stratégie d’empowerment, il lui oppose des récits de vengeance inventés par ses héroïnes douées d’un imaginaire vaste et débridé.
«Le cinéma cis est terroriste!» clame alors Kalthoum (Nana Benamer), dans une référence directe à une réplique de Cecil B. Demented (2000) de Waters. Le pape du trash y mettait en scène un groupe de réalisateurs underground guérilleros qui piratait l’industrie flétrie du cinéma dominant, un peu comme les héroïnes du film de Langlois, particulièrement échauffées par les représentations que les récits hégémoniques renvoient des personnes trans. C’est toujours le même schéma : la difficulté d’une transition, forcément appréhendée par le regard pathologisant d’un entourage cis, le tout sur un ton doloriste et compassionnel. «On le voit bien dans Girl de Lukas Dhont, où comme d’habitude c’est un garçon cis qui joue une fille trans forcément obsédée par sa bite», fustige Nana Benamer.
Changer les récits pour faire évoluer les mentalités s’annonce dès lors compliqué. «Dans la commission du soutien au scénario du CNC, un célèbre réalisateur français quinquagénaire m’a dit que le film faisait “Michou” – comme il est flamboyant et qu’il met en scène des femmes trans. Il a mégenré les actrices et il a dit que le film était “trop compliqué” parce qu’elles jouent différents personnages au cours du récit», se souvient Alexis Langlois, qui s’écarte de la culture auteuriste française en moquant un cinéma qui se présente comme neutre et universel mais estompe toute expression minoritaire pour indéfiniment raconter les mêmes histoires.
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Le projet De la terreur, mes sœurs! s’est donc nourri de tous les refus de financement qu’il a essuyés pour intensifier son humour mordant et sa rage, avec la complicité d’une équipe essentiellement composée de personnes queer ou trans – comme par exemple le réalisateur bruce (Vos papiers, 2013), deuxième assistant sur le film, qui a aidé Langlois à écrire la séquence très forte dans laquelle des hackeuses trans brûlent leurs papiers d’identité. «J’ai été hackeuse plus jeune, ça m’a grave parlé!» s’enthousiasme Dustin Muchuvitz, qui joue la cheffe de ces mercenaires du dark web.
Alors que le film a obtenu le Grand Prix du court métrage au festival de Bordeaux en octobre, Langlois prépare un court d’horreur, Les Démons de Dorothy, sur une réalisatrice empêchée de faire ses films («Le personnage de Buffy apparaîtra!» annonce-t-il), et un premier long, Les Reines du drame, «une comédie un peu sociale et tragique, avec une histoire d’amour qui serait comme une rencontre entre Courtney Love et Mariah Carey», on se dit que le jeune cinéaste fait lui-même son hackeur. Car le petit prince du trash risque bien de percuter les imaginaires, puis d’inspirer une profusion de scénarios fictifs vengeurs contre un cinéma sclérosé.
: « De la terreur, mes sœurs ! » d’Alexis Langlois (27 min)
Le film sera projeté à partir du 27 novembre au mk2 Beaubourg, plus d’infos prochainement. Photo de couverture © Paloma Pineda