« J’ai crevé l’oreiller / J’ai dû rêver trop fort… » Les paroles du Vertige de l’amour d’Alain Bashung s’écrivent à même une feuille posée sur la table, caméra rivée à la main qui les couche. Un instant fugace, un « micro-événement » comme Alain Cavalier aime à les immortaliser depuis toujours ; et plus encore depuis qu’il a opté pour un cinéma artisanal, tourné sur le fil – ou plutôt le feu – du présent. Ce jour-là, il rend visite à son ami Boris Bergman (parolier célèbre pour sa collaboration avec Bashung) et sa femme, Mako. Une visite amicale qui se prolonge, dans le chaleureux bazar de l’appartement du couple. Ce sera bientôt au tour de Maurice Bernart (qui a produit Thérèse en 1986, le plus gros succès d’Alain Cavalier) et son épouse, l’écrivaine Florence Delay. Sans oublier le coursier Thierry Labelle, que le cinéaste a filmé dans Libera me il y a trente ans… À l’action situationnelle des Six Portraits XL (2018), Cavalier privilégie cette fois la pure gratuité affective, au gré des hasards et d’un ennui propices à l’inspiration.
Six portraits XL d’Alain Cavalier : filmeur complice
« C’est un beau silence. Tu le prolonges ? » demande-t-il malicieusement, caméra au poing, à un Bergman pensif. Le film se fait à deux, à trois, dans un jeu du chat et de la souris entre filmeur et filmés. Un jeu qui permet toutes les espiègleries, fort d’amitiés longues de plusieurs décennies. C’est bien la clé d’un tel degré d’intimisme, offert au spectateur comme une fenêtre sur trois existences tout à la fois si inconnues et si familières ; trois existences et autant de « royaumes » à visiter, tel que Maurice Bernart surnomme la petite chambre où il se retire pour rêvasser. La caméra cavalière d’Alain ne fait que ça : brosser un portrait comme on pénètre un royaume fait d’objets entassés et de signes à décrypter. Un travail de fourmi, taillé sur mesure pour la patience et la curiosité du cinéaste : un air de musique, un oranger au soleil ou un poisson fumant suffisent ainsi à susciter l’émerveillement. Surtout, ils forment la constellation presque sensuelle de ces portraits « faits maison » et dont la généreuse profusion constitue peut-être la plus belle preuve d’amitié.
Critique : « Être vivant et le savoir » d’Alain Cavalier
L’Amitié d’Alain Cavalier, Tamasa (2 h 04), sortie le 23 avril