Implanté dans une horlogerie suisse de la fin du xixe siècle, Désordres se situe à l’orée de plusieurs croisements. Il y a d’abord une rencontre, celle entre Joséphine, ouvrière qui fabrique des balanciers, pièce maîtresse de la mécanique horlogère, et Pierre Kropotkine, personnage inspiré de cette figure clé de l’anarchisme, géographe venu dans la vallée pour en compléter la carte.
Désordres se place aussi à la jointure de plusieurs composants : l’artisanat des horlogers d’un côté, les avancées technologiques et les nouveaux systèmes de pensées capitalistes qu’elles engendrent de l’autre ; enfin, en réaction à la nouvelle compétitivité imposée, la naissance d’un mouvement local d’anarchistes dans ce lieu devenu l’épicentre de ce courant révolutionnaire.
À ces bouleversements et affrontements philosophiques, Cyril Schäublin répond par un film élégant, qui suit une logique de déconstruction sans que l’entreprise ne se transforme en un vain exercice de style. Au milieu des plans larges (quelque chose de La Sortie de l’usine Lumière à Lyon apparaît ici comme un idéal de cinéma), des obstacles viennent obstruer le centre, et les personnages, incarnés par des non-professionnels (qui donnent au film un élan antinaturaliste, doux et instinctif) sont relayés au bord du cadre.
Il faut alors bien diriger son regard pour les voir. Par ce simple jeu de cache-cache, Désordres devient un grand film politique : une œuvre anarchiste et déréglée sur les lois (le petit village est soumis à plusieurs fuseaux horaires) et l’emprise du temps capitaliste sur nos modes de vies d’hier et d’aujourd’hui. Et si Désordres regarde le passé, c’est pour mieux prendre le temps (sans impératif de calcul et de profit) de l’appréhender au-delà des histoires dominantes, refuser les règles classiques de la fiction, la hiérarchie d’une narration pour bousculer l’ordre.
Désordres de Cyril Schäublin, Shellac (1 h 33), sortie le 12 avril
Images (c) Grandfilm
TROIS QUESTIONS À CYRIL SCHÄUBLIN
Pourquoi avoir situé le récit à cet endroit et à cette époque ?
Ma famille travaillait dans la même usine d’horlogerie. L’époque du film est spéciale : c’est à ce moment qu’est apparue l’identité anarchiste. Se pose la question de comment les technologies peuvent créer des communautés ? On pourrait poser la même aujourd’hui. Je crois que les anarchistes à cette époque voulaient appréhender l’être humain et la classe ouvrière comme un territoire.
Le film développe l’idée que le temps serait une invention capitaliste…
C’est comme l’idée de la nation, c’est une construction. Le temps reste encore un mystère dans le domaine de la physique. Sa mesure existait avant le XIXe siècle mais à l’époque, avec les moyens du capitalisme, il a été possible de créer du temps « plus parfait ». La question qui se pose, c’est : qui a le pouvoir de dire « maintenant on va décider quand vous allez travailler, dormir… » ?
Pouvez-vous me parler du procédé de mise en scène très singulier du film ?
Je voulais jouer avec les centres et les marges pour montrer qu’il est impossible de montrer le passé tel qu’il était. Dans l’historiographie, il y a toujours une décision : de quoi parler ? Par exemple, dans les archives suisses, il y a peu d’informations sur les ouvrières du xixe siècle. Il y en a sur les ouvriers, sur les bourgeois ; alors que, dans l’industrie horlogère, les femmes étaient très importantes.