Subitement la porte s’ouvre en grand, giflée par un invraisemblable courant d’air : Kramer est entré, son grand corps ahuri craché au milieu de la pièce comme on tomberait du lit, tout étourdi par sa vitesse, sauvé de la chute in extremis par des dons de funambule et un matelas de rires enregistrés (en fait, non : des vrais rires, puisqu’on tournait la série en public). Ce n’est pas le vent qui l’a poussé. La bourrasque, c’est lui.
Avant d’être un personnage, Kramer est d’abord cette onde, cette étrange turbulence sinuant le long de murs invisibles dressés autour de lui en labyrinthe. À la fois pantin disloqué (son côté Charlie Chaplin) et fusée téméraire (son côté Buster Keaton), mais surtout grand, étrangement grand (son côté James Stewart, qui mesurait lui aussi un mètre quatre-vingt-onze), corps à allure de périlleux échafaudage, perpétuellement au bord de tomber de lui-même.
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Sous les traits de Cosmo Kramer, Michael Richards, acteur surdoué dont Seinfeld contient toute l’œuvre (dix ans à être génial, 178 épisodes à franchir chaque fois différemment la même porte), occupe cette zone où le génie des burlesques rejoint celui des danseurs. Gene Kelly, Fred Astaire, eux aussi, jouaient toujours à la lisière de la chute. Kramer, comme eux, ne tombe pas, et pour ne pas tomber il rebondit sur la chute elle-même. Autant qu’un homme, une vague : en lui tout ondule, au premier rang de quoi ses cheveux aberrants, cette touffe serpentine coiffée par un courant électrique (son côté fiancée de Frankenstein), et à partir de là le corps tout entier, glissé dans des vêtements toujours suffisamment amples, pantalons à pinces, chemises cubaines (son côté Gary Cooper), pour onduler tout son saoul et défier continuellement la chute, même si parfois, tout de même, il tombe. Enfin, au bout de ses jambes sans repos, et en toute circonstance : chaussettes blanches, mocassins noirs (son côté Michael Jackson).
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Il arrive qu’on soit grand par la seule faute des jambes, ou à l’inverse, du tronc. Kramer, lui, a de grandes jambes droites et un grand tronc droit, formant autour de la taille les deux côtés d’une pliure, si bien que, paradoxalement, le corps ondule en raison de sa raideur. Vieille loi burlesque : ou bien le tronc démarre plus vite que les jambes, ou bien c’est elles qui sont en avance, et par effet de vitesse acquise ces spasmes dessinent des courbes, font naître un swing onctueux.
Mais parmi toutes les acrobaties sans cause de Cosmo Kramer, aucune n’éblouit comme ce passage de porte, puisé par la sitcom dans le théâtre de boulevard mais élevé ici au rang de prouesse athlétique. On trouve sur YouTube, réparti en une vingtaine de volumes, un montage réunissant l’intégralité de ces entrées, par ordre chronologique : Kramer y est un Sisyphe plongé dans un absurde enfer de portes, que son élan de départ suffit à ouvrir toutes. Le détail qui fait le prix de toutes ces apparitions sur le seuil de l’appartement de Seinfeld, c’est précisément cet élan, pour la raison que rien ne l’explique. Quel est ce monde d’où il surgit chaque fois et qui le pousse si fort à travers la porte de Jerry ? Dans cet angle mort, il y a le secret de Cosmo Kramer – le plus beau des hors-champ.