Comment avez-vous découvert l’univers du drag ? Qu’y avez-vous trouvé ?
J’ai découvert le drag en 2016. À l’époque, j’étais en fin d’études à la FEMIS. J’écrivais un court en forme de road movie, Un homme mon fils, qui traitait des représentations du masculin, avec un fils queer et un père hétéro, très Marlon Brando. C’est là que j’ai rencontré Cookie Cunty, lors d’un show drag. Je l’ai vue sur scène et je me suis rendu compte que sa prestation résonnait avec mon sujet. Donc j’ai ajouté cette dimension drag au personnage du fils, que j’interprétais. C’est à cette occasion que j’ai créé Javel Habibi, qui est devenue mon alter ego. Ce que j’y ai trouvé, c’est un véritable accueil de la part de la communauté drag. J’ai aussi pu renouer avec le spectacle vivant, car avant d’être réalisateur, je suis acteur. La pratique de la scène, l’immédiateté de la création, ça m’intéressait beaucoup.
Vous vous souvenez de votre première fois sur scène ?
Ma toute première fois en drag, c’était pour le court métrage. Ça a été une expérience assez brutale, car je n’avais pas vraiment eu le temps de créer le personnage. Il y avait toute une équipe de maquilleurs, un perruquier, un costumier, un chorégraphe qui m’accompagnaient, mais j’avais la sensation de devoir me jeter dans le bain un peu à l’aveugle. La vraie première fois sur scène, c’était pour un concours auquel Cookie m’a invité, une sorte de scène ouverte pour jeunes talents. Là, c’était plus chaleureux, parce que j’avais eu le temps de m’approprier le personnage, de sortir en talons, de comprendre qui j’étais en drag queen. Ce dont je me rappelle, c’est d’avoir été ébloui par les lumières. Mes pas en talons étaient incertains, car le sol en pierre dans la cave n’était pas droit. Et je sentais le public tout autour de moi, je devais m’offrir à lui de tous les côtés – comme il y avait des escaliers, il y avait des spectateurs devant, un public au-dessus.
Avec Javel Habibi, quelles thématiques vous explorez sur scène ?
Je questionne beaucoup les représentations, parce que la soirée Habibi que j’organise tous les mois à la Flèche d’or, c’est une soirée drag et cinéma. J’aime bien écrire sur les images des femmes, des personnes LGBTQI+ au cinéma, déconstruire les films, partir dans l’analyse par le biais de l’humour.
Quelles drag queens ou drag kings vous ont marqué au cinéma ?
Il y a peu de drag queens qui m’ont inspiré au cinéma, parce qu’elles sont peu nombreuses. Au début, dans mon drag, il y avait plutôt les grandes icônes, Marylin Monroe, Fanny Ardant, Catherine Deneuve… Puis il y a eu Christiane Taubira, Virginie Despentes, Céline Sciamma, ma mère… Après, bon, il y a quand même évidemment Divine, une des premières drag queen du cinéma, et le film Priscilla Folle du Désert de Stephen Elliott.
Retenez-vous quelque chose du style camp et trash de Divine dans les films de John Waters ?
Oui, la comédie, la subversion. Après, moi je suis beaucoup plus policé dans mon cinéma et dans mon drag. Mais ça fait du bien de se rappeler qu’on vient de là, d’un style très incisif, nerveux, et punk. L’enjeu de mon film, c’était plus de proposer un drag accueillant et sophistiqué. Je ne voulais pas aller dans le trash, mais dans la magie.
On entre dans le milieu du drag en même temps que Baptiste (Pablo Pauly), qui avant de tomber amoureux de Cookie Cunty, est dans une relation hétéro avec Samia (Hafsia Herzi). Comment est venue cette idée ?
Je trouvais ça plus généreux et plus moderne de produire un discours sur un hétéro qui tombe amoureux d’un autre garçon. Je me suis dit que Baptiste partirait de plus loin si, a priori, il était amoureux des femmes. Finalement, c’est à la fois le drag qui permet leur rencontre et qui l’empêche. Je voulais mettre en scène un personnage frappé par un désir plus large que ce à quoi il s’attendait.
Quelles images manquantes sur les drag queens vous semblait-il important de représenter ?
Je crois que c’est leur sophistication. Je voulais sortir d’une imagerie kitsch, cheap, montrer que c’est un art exigeant, pas potache. Il fallait que le film soit drôle, parce que je trouve que ça permet de s’attacher aux personnages, de montrer des parcours résilients par l’humour. Mais je ne voulais pas tomber dans la familiarité, ni la vulgarité. Je souhaitais que le film soit accessible et pointu à la fois.
Vous montrez aussi le drag comme un art engagé. Dans le film, Cookie Cunty l’exerce auprès d’associations de lutte contre le sida.
Oui, il y a ce sens des responsabilités chez beaucoup de membres des communautés LGBTQI+. Je pense récemment au Monkeypox – les médias généralistes ont dit « miracle, l’épidémie recule ! » Sans prendre en compte qu’énormément de personnes cibles – puisque le virus touchait beaucoup la communauté gay masculine – ont pris leur responsabilité, ont limité leurs rapports sexuels, se sont fait vacciner en masse. J’ai l’impression que beaucoup de queens sont politisées, militent.
Vous-même vous vous engagez en tant que Javel Habibi ?
Je le fais surtout en tant que réalisateur car j’ai fait un documentaire, Hors les murs, sur une association qui s’appelle AREMEDIA, qui justement fait des dépistages de santé sexuelle. C’est de là que viennent toutes ces scènes dans Trois nuits par semaine. J’ai passé un an à filmer cette asso qui lutte auprès de travailleurs du sexe, de migrants, d’usagers de drogues… ça m’a donné à fréquenter un Paris nocturne que je ne connaissais pas. Je ne voulais idéaliser ni les parcours drag, ni la ville de Paris. Moi, mon engagement en tant que drag, il est surtout auprès de la Flèche d’Or, puisque c’est un lieu solidaire et politisé, ça a du sens pour moi de faire du drag là-bas. Notamment pour la question de l’accès, de la diffusion de la culture, puisque le show drag est à prix libre. Ça veut dire qu’il n’y a personne qui reste à la porte.
On sent dans votre film le désir de sublimer tous les corps, y compris ceux qui échappent à une beauté normative. Quels enjeux se posent au niveau de la mise en scène pour arriver à ce résultat ?
Je pense à cette scène où Cookie se déshabille et où elle redevient Quentin. L’enjeu, c’était de montrer autre chose qu’un strip tease érotique, que ce soit plus un strip tease prosaïque, qu’on revienne au réel. Peau après peau, le personnage enlève de sa magie. On revient au corps en souffrance, puis au corps désiré, puisque c’est la première fois qu’ils s’étreignent avec Baptiste. Je me souviens que la chef décoratrice a repeint les murs pour les mettre les peaux en valeur. Il fallait trouver une frontalité qui ne soit pas une crudité.
Et pour recréer l’effervescence des shows drag ?
Cela passait plus par des questions de points de vue. Ce qui m’a frappé dans les premiers shows drags que je vivais en tant que spectateur, c’était l’émulation. Donc il fallait que la caméra soit au cœur du public, qu’on sente les applaudissements, les claquements de doigts, les cris. Il fallait aussi qu’on soit au plus près des performeuses, qu’on les enroule, qu’on les encercle avec la caméra. C’était mélanger ces grammaires-là, le regard du spectateur, la sensation de l’interprète. On joue aussi énormément avec le son. Il y en a une étendue très large dans le film, qui va du chuchotement dans les scènes intimes jusqu’aux hurlements de la foule. Il fallait aussi bien choisir les spectacles filmés, qui vont du standup aux playback, en passant par les défilés et le drag de bars. Je voulais proposer une expérience du drag très vaste.