Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk : « Mon film parle de la place des vieilles traditions dans la campagne ukrainienne »

Rencontre avec Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, auteur d’un premier long-métrage « Pamfir », chronique d’une descente aux enfers en campagne ukrainienne présentée à la Quinzaine des réalisateurs cette année.


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Comment avez vous vécu la guerre ces derniers mois en tant que jeune cinéaste ukrainien ?

Je ne peux pas répondre à cette question au passé, car je vis toujours la guerre en Ukraine aujourd’hui. Les premières bombes qui ont atteint Kyiv au début de l’invasion visaient des cibles stratégiques, parmi lesquels l’Aéroport International de Jouliany. J’habite juste à côté, et l’un des missiles est tombé à 500 mètres de chez moi… On a donc tout de suite compris que c’était très sérieux. Quelques jours après, on a quitté la ville pour se rendre à Lviv, puis à Yavoriv, un village non loin de là. À quelques kilomètres une base militaire a aussi été bombardée après notre arrivée. Autant dire que le chemin a été difficile.

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Les événements récents ont-ils changé le regard que vous portez sur votre propre film, bien qu’il ne prenne pas pour sujet le conflit ?

Pamfir se déroule pendant la période dite de la “guerre hybride” menée par la Fédération de Russie dans le Donbass depuis plusieurs années. Certains éléments du film permettent de comprendre que le récit se déroule entre 2018 et 2021, au moment où l’Est de l’Ukraine était déjà en guerre. Si mon film se passe de l’autre côté, près de la frontière avec la Roumanie, on a le sentiment qu’un danger est quand même présent, que quelque chose de grave pourrait potentiellement arriver à tout moment. L’invasion récente a cependant transformé la région que l’on voit dans le film en un refuge pour les populations contraintes de quitter leurs foyers. C’est devenu aujourd’hui la partie la moins dangereuse de l’Ukraine.

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Pamfir suit le retour d’un travailleur à son foyer, qui va petit à petit retomber dans la criminalité. Le tableau que dresse le film à ce sujet est assez sombre. L’impasse dans laquelle se trouve le personnage est-elle représentative de la situation sociale des zones rurales en Ukraine ?

Mon film parle plutôt de la place des vieilles traditions dans la campagne ukrainienne. Pamfir est un personnage attaché aux coutumes qui n’arrive pas tout à fait à suivre le rythme du contemporain. C’est pourquoi Pamfir se retrouve, comme vous dites, dans une sorte d’impasse. La tradition lui permet d’avoir une base solide et un mode de vie à respecter. C’est plus rassurant, mais cela le met aussi en difficulté. Dans mon film, certains personnages sont d’accord avec les convictions de Pamfir, d’autres non, et n’hésitent pas à enfreindre ces lois anciennes. À mesure que le film progresse, on peut quand même mesurer un changement chez Pamfir, dans la manière dont il s’adresse à son fils notamment, qui incarne une forme de changement, voire d’espoir. Il y a comme un passage de relais : l’important, à la fin, c’est peut-être de réformer, d’accepter malgré tout que les choses peuvent changer.

Quasiment à chaque scène, toutes filmées en plan-séquence, la camera effectue de lents mouvements, avec des panoramiques ou des zooms. On a le sentiment que l’étau se resserre autour de Pamfir et de son entourage, qu’ils sont presque emprisonnés, comme dans cette scène où l’un des personnages pose justement son pied dans un piège à ours… C’est comme ça que vous avez globalement pensé votre mise en scène ?

À titre de comparaison, on peut s’imaginer un tableau de Jérôme Bosch devant lequel on aurait une loupe afin d’observer l’image et ses petits détails, en l’explorant et en découvrant petit à petit ses différents éléments. Le défi avec mon chef opérateur, Nikita Kuzmenko, dont c’est aussi le premier long-métrage, était d’accompagner le personnage principal tout en laissant le temps aux spectateurs de découvrir progressivement tout ce qui se passe autour de lui. Il fallait intégrer à chaque séquence ce qui pouvait graviter autour de lui, dans une sorte de grande chorégraphie. L’enjeu avec ces plans longs était aussi de pouvoir varier les tonalités, avec des éléments lyriques, très colorés, et d’autres plus prosaïques et froids. Il était question de plonger les spectateurs au sein d’un monde hétérogène, parfois en effet inquiétant voire anxiogène, pour être au plus près de l’expérience existentielle qu’en a Pamfir.

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On retrouve à maintes reprises les couleurs du drapeau ukrainien, le bleu et le jaune, dans beaucoup de scènes du film : sur les costumes, dans les décors, à l’échelle de l’éclairage aussi. C’est quelque chose que vous avez voulu accentué pour le symbole ?

En fait je ne suis pas très friand de type de symbolisme. Les couleurs représentent pour moi davantage l’état d’esprit des personnages. Contrairement au bleu, le jaune est par exemple une couleur douce et chaleureuse. C’est le foyer, le cocon familial, que l’on peut associer aux fils de Pamfir ou à sa femme. De manière générale, il y a assez d’indicateurs qui renvoient aux symboles du pays tout au long du film, au-delà même du bleu et du jaune. Si la maison de Pamfir est d’ailleurs aux couleurs de l’étendard ukrainien, il s’agit davantage d’une forme de patriotisme assez courant, de la même façon que certains patriotes états-uniens peuvent dresser leur drapeau sur la façade de leurs maisons. C’était quelque chose que l’on a beaucoup vu, en Ukraine, depuis la révolution de la Place Maïdan en 2014, et qui depuis fait partie de notre quotidien.

Pamfir est votre premier long métrage, comment envisagez-vous la suite de votre travail compte tenu de la situation en Ukraine ?

Après le début de la guerre, je me suis porté volontaire pendant un mois, avant de me remettre à filmer sur place. Je suis en train de tourner un documentaire sur la manière dont la guerre a changé mon pays. J’ai également un projet terminé pour le magazine The New Yorker sur le même sujet, qui ne devrait pas tarder à sortir.

Image Copyright Condor Distribution

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 17 au 28 mai 2022.