Euzhan Palcy : « Césaire m’a formée intellectuellement, humainement, politiquement »

La Martiniquaise EUZHAN PALCY recevra un Oscar d’honneur ce 19 novembre. Elle a été la première femme réalisatrice à obtenir un César, en 1984, pour « Rue Cases-Nègres », et sera la deuxième réalisatrice française à recevoir un Oscar d’honneur à Hollywood, après Agnès Varda en 2017. En 2011, nous l’avions croisée au festival de Cannes, où était projeté la version restaurée de « Rue Cases-Nègres », pour la faire réagir à des citations de quelques un de ses mentors, d’Aimé Césaire à François Truffaut.


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« Mes lectures préférées consistaient plutôt en ouvrages hors du programme et relatifs à la vie des Nègres, ceux des Antilles et ceux d’Afrique, leur histoire et les fictions les concernant. » (Extrait de La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel, 1950)

Quand je lis ça, j’ai l’impression que c’est tiré d’une interview que j’aurais pu donner. Mais bien-sûr, c’est Joseph Zobel ! J’étais une gamine agitée, je posais beaucoup de questions… Ma mère s’est dit un jour : « Pour la calmer, je vais lui donner à lire La Rue Cases-Nègres. » Dans mon école, à la Martinique, il y avait une petite fille blanche, et nous, les petites Noires, étions en admiration devant elle. On voulait avoir ses cheveux, ses yeux. On lui demandait : « Est-ce que tu aimerais être comme nous ? » Elle répondait : « Non, non. » On la comprenait, parce que nous non plus ne voulions pas être noires ! Le roman de Zobel a donc été un choc très violent pour moi. Je découvrais un monde que je connaissais, mais dont je n’avais jamais vu ni la beauté, ni l’intelligence. Ce livre m’a réconciliée avec moi-même.

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« Je fais des films pour réaliser mes rêves d’adolescent, pour me faire du bien et si possible faire du bien aux autres. » (François Truffaut)

Ses thèmes de prédilection – l’adolescence, le monde des adultes vu par l’enfant qu’il était resté – sont des liens communs entre nos univers. Gamine, je rêvais de le rencontrer, je n’ai pas imaginé une seconde que ça arriverait… À Paris, je logeais dans une résidence universitaire pour jeunes filles, et j’écrivais déjà une adaptation de La Rue Cases-Nègres. Ma copine de chambre était à l’école Normale sup et m’a dit un jour : « Devine qui est arrivé aujourd’hui ? La fille de ton réalisateur préféré, Laura Truffaut. Je lui ai parlé de toi, elle veut te rencontrer. » Une fois mon scénario terminé, Laura l’a donné à son père. Une semaine après, le téléphone sonne : « Monsieur Truffaut souhaiterait vous rencontrer. » Je me revois face à cet homme pas très grand, un peu dégarni, le regard perçant, qui me dit : « J’ai beaucoup aimé cette histoire. » Il ne pouvait pas m’aider financièrement, mais il a pris des rendez-vous pour moi et il m’a trouvé une équipe de tournage.

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« Je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère : de toutes les manières d’établir un contact, était-elle la meilleure ? Je réponds non. » (Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, 1955)

Et je suis d’accord avec lui ! Dans Rue Cases-Nègres, il y a l’école, où l’on dispense un enseignement choisi par le gouvernement pour ses colonisés ; et puis il y a le village, où les anciens dispensent un savoir qui relève des traditions, de la mémoire. Bien plus qu’une prise de contact artificielle, c’est un échange profond, un respect mutuel. Césaire m’a formée intellectuellement, humainement, politiquement. Avant de partir faire mes études à Paris, je suis allée le rencontrer à la mairie de Pointe-à-Pitre : « Je viens vous dire merci, car grâce à vous je pars avec beaucoup de bagages. » Il m’a donné un chèque de 3000 francs, en disant : « On n’a jamais trop d’argent à Paris, quand on est étudiant. » C’est grâce à lui que j’ai pu boucler le budget de Rue Cases-Nègres. Et, puisque j’avais le privilège de le côtoyer, j’ai décidé de faire un documentaire sur lui (Aimé Césaire, une parole pour le XXIe siècle, en 1995, ndlr).