« Qui à part nous » de Jonás Trueba : jeunesse se passe

Jouant habilement de l’ambiguïté entre documentaire et fiction, le réalisateur Jonás Trueba (« Eva en août ») suit l’éducation sentimentale et politique d’un groupe d’adolescents madrilènes, sur cinq ans. Ou comment rendre à la jeunesse toute la force de sa spontanéité.


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« Nous ne sommes que des personnages de fiction. » D’emblée, les adolescents du film de Jonás Trueba jettent le trouble sur leur identité. Assis dans un parc, ils discutent de la part de mensonge inhérente à toute création, en vue d’un tournage-fleuve. Pendant cinq ans, ils ont confié des bribes de leur jeunesse au cinéaste espagnol, qui en a fait la matière première d’une fresque dans laquelle se confondent prodigieusement romanesque et réalité.

Tout en capturant les rites de l’adolescence, pleins d’ardeur et d’obscurité, Jonás Trueba s’intéresse aux interstices du documentaire, aux moments de pure mise en scène qu’il peut faire surgir. Obéissant à un hasard contrôlé, le film laisse place à l’imprévu, tout en mobilisant les étapes du coming-of-age – le voyage scolaire, le spleen post-soirées.

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Cette ambiguïté narrative devient un terrain de jeu expérimental pour ces acteurs amateurs, étonnants de maturité : à quel point ont-ils conscience du pouvoir de transformation de la caméra ? Jusqu’où peut-elle les faire passer de personnes à personnages ? Sous l’apparente simplicité de son dispositif, qui mime la spontanéité du cinéma direct, Qui à part nous cache une armature étudiée.

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Aux témoignages face caméra, sans filtre, répond une polyphonie de voix off. Contrepoint rétrospectif à l’énergie spontanée du film, elle permet à chacun de se déployer hors du stéréotype qui lui avait été attribué – l’introverti, la militante –, mais aussi de cristalliser un cheminement intellectuel. Ce n’est pas tant le continuum temporel qui intéresse le réalisateur que les instants suspendus, au cours desquels se figent les prémices d’une identité révoltée. Car l’adolescence ignore l’impossible. Trueba l’exprime en filmant une utopie qui s’écrit au présent, lors de débats politiques saisis en plan-séquence, qui voit ses héros imaginer un avenir meilleur. Leurs doutes radieux sont aussi les nôtres, qu’importe l’âge. Le titre, formulé comme un hors-champ, une ouverture vers l’époque et l’altérité, nous le suggère avec bienveillance.

TROIS QUESTIONS À JONÁS TRUEBA

Le film navigue entre vérité et fiction. Pourquoi cette part de romanesque ?

Cette ambiguïté apporte un côté hybride au récit. La racine du film est documentaire, mais, au cours du tournage, les acteurs y ont greffé leurs expériences. Ce projet est un espace de recréation des moments vécus. Ma façon d’écrire est liée au tournage, à l’oralité et à l’authenticité de la parole des acteurs, qui sont scénaristes avec moi.

Avez-vous discuté avec vos acteurs de la différence entre personne et personnage ?

Mon film est un hommage à La Pyramide humaine de Jean Rouch [dans lequel des lycéens improvisent leurs dialogues, ndlr], un remake de la scène d’ouverture qui pose des bases anthropologiques tout en déviant vers l’imaginaire. On y voit Rouch avec ses protagonistes discuter du « jeu » auquel les acteurs se prêtent, et que le réalisateur va orchestrer pour faire naître une nouvelle réalité.

Le documentaire questionne la représentation de la jeunesse, souvent caricaturée au cinéma. Quels films, selon vous, capturent fidèlement cet âge-là ?

Passe ton bac d’abord de Maurice Pialat et Mes petites amoureuses de Jean Eustache sont deux exemples qui me viennent spontanément. J’aime aussi beaucoup Slacker de Richard Linklater, un portrait génial de son Texas natal, et Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson.

Qui à part nous de Jonás Trueba, Arizona (3 h 40), sortie le 20 avril

Image: © Arizona Distribution