Jonás Trueba : « C’est important de sentir la caméra comme une amie, une confidente »

Après son conte rhomérien « Eva en août » (2020), Jonás Trueba retrouve la moiteur madrilène dans « Qui à part nous », un docu-fiction vertigineux sur l’éducation sentimentale et politique d’un groupe d’adolescents. Dans un français presque parfait aux accents mélodieux, le cinéaste nous a parlé de ce film-fleuve, qui prend le pouls d’une génération révoltée.


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Les deux principaux adolescents du film, Candela Recio et Pablo Hoyos, étaient déjà dans votre précédente fiction, La Reconquête (2016). En quoi ces projets se font-ils écho ?

Quand j’ai fini La Reconquête [une fiction sur les retrouvailles entre deux amoureux d’adolescence, ndlr], j’avais un sentiment de frustration et de dette vis-à-vis de Candela Recio et Pablo Hoyos. J’avais l’impression d’avoir travaillé avec eux à travers le filtre du souvenir de mon adolescence. Pour Qui à part nous, il fallait que je les laisse être entièrement eux-mêmes, en me situant du point de vue leur jeunesse, et non de la mienne, avec quelque chose d’organique, de plus fidèle à leur réalité.

Au-delà des acteurs, il existe de nombreux liens entre ces deux films, notamment la chanson de Rafael Berrio, un musicien italien décédé en 2020. Il a composé Quién lo impide, mélodie qui a donné son titre original à ce film, et que l’on entend aussi au générique de fin de La Reconquête. Les paroles de cette chanson articulent une façon d’être au monde très libératoire : « Tu dois être toi-même, tu dois faire les choses que tu veux sans filtre, sans peur. »

« Qui à part nous » de Jonás Trueba : jeunesse se passe

Le documentaire entretient une ambiguïté vis-à-vis de la véracité des protagonistes et des situations, qui paraissent parfois ouvertement prémédités. Pourquoi cette part de romanesque ?

Cette ambiguïté apporte un côté hybride au récit. La racine du film est documentaire, mais, au cours du tournage, les acteurs y ont greffé leurs expériences. Le projet est devenu un espace de recréation des moments vécus. On travaille toujours d’une manière très libre, sans faire la distinction entre réalité et fiction, sans dire : « Ici s’arrête le documentaire, ici commence l’invention. » Il n’y aucune théorisation de notre part. A l’origine du projet, il n’y a aucun plan, juste le désir très fort d’être ensemble, de partager des situations de notre vie.

On a le sentiment que le film s’écrit en direct, avec une sorte de hasard contrôlé.

Exactement. Avec les acteurs, nous avons écrit le scénario ensemble pendant le tournage. J’adore cette façon de faire du cinéma, très instinctive : j’écris quelques notes ou dialogues, mais ma façon d’écrire est liée au tournage, à l’oralité et à l’authenticité de la parole des acteurs, qui sont scénaristes avec moi. Une fois arrivée l’étape du montage nous voulions rester fidèle au tournage, ne pas réinventer un film par le découpage.

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Avez-vous discuté avec vos acteurs de cette triangulation floue entre acteur, personne et personnage ?

Oui. Le film est d’ailleurs un hommage au film de Jean Rouch, La Pyramide humaine [sorti en 1961, ce reportage raconte la cohabitation distante entre les élèves Blancs et Noirs du lycée d’Abidjan, qui improvisent spontanément leurs actions et dialogues, ndlr], un remake de la scène d’ouverture qui pose des bases anthropologiques tout en déviant vers l’imaginaire. On y voit Jean Rouch avec ses protagonistes, discuter d’un « jeu » – celui auquel les acteurs se prêtent, mais aussi celui que le réalisateur va orchestrer. Jean Rouch parle d’une « nouvelle réalité » à construire : ce n’est pas la réalité même, mais celle créée par le film. Par exemple, dans Qui à part nous, le voyage de fin d’études en Andalousie est une invention. Mais on en a fait ressurgir une véracité. Tous les matins, on se demandait : qu’est-ce qu’on va filmer ?

J’ai aussi beaucoup pensé à un documentaire d’archives de l’espagnol José Luis Guerin, En Construction [sorti en 2001, le film saisit la mutation d’un quartier populaire de Barcelone à travers des travaux de réhabilitation, ndlr]. Il y définit ce qu’il appelle une « mise en situation », à distinguer de la « mise en scène ». Cela consiste à créer une situation avec les acteurs, à faire un pacte avec eux, puis à tourner cette situation pour laisser l’accident advenir. C’est une manière de provoquer le réel.

Comment travaille-t-on avec de jeunes acteurs amateurs pour leur faire oublier la présence de la caméra ?

Il n’y a pas de méthode, uniquement de la patience et du temps. C’est un défi de faire oublier la présence de la caméra, surtout à notre époque où les images sont partout. Pour moi, la caméra est une instance qui doit révéler la banalité, permettre de donner le meilleur de ce qu’on est, d’exprimer sa vraie présence. Alors qu’habituellement, on se comporte de façon très superficielle en présence d’une caméra. C’est important de sentir la caméra comme une amie, une confidente. En tant que filmeur, je veux que les gens me voient comme un partenaire bienveillant.

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Le film mêle plusieurs voix-off, pour permettre aux protagonistes de commenter avec recul les évènements de leur vie. Qu’est-ce que cette narration rétrospective apporte au récit ?

C’était nécessaire pour donner au film une autre strate, rendre palpable le temps, la réflexion. Ces voix-off ont été enregistrées par les acteurs avec leur téléphone, pendant le confinement. Elles sont imparfaites, mais agissent comme la conscience du montage.

Dans une séquence de débat, les jeunes discutent du meilleur régime politique à mettre en place pour rendre les gens plus heureux. Cherchez-vous à déceler les utopies qui animent la nouvelle génération ? 

Le film est traversé par des thèmes qui touchent toutes les générations – la société, l’amour, l’éducation, l’amitié, la solitude – mais il pointe aussi des divergences. Par exemple, la question politique est plus présente pour eux, avec la crise de 2008, la pandémie, les guerres… Cette génération a grandi avec des crises qui les ont préparées à affronter la vie d’une façon spécifique. Ils sont plus forts que nous.

Dans cette scène que vous citez, ce que j’aime, c’est la pensée en mouvement, le processus de réflexion. Par exemple lorsque Candela théorise ce sentiment de vivre avec une frustration omniprésente, elle fait preuve d’une maturité, d’un éveil impressionnant. Moi, à quarante ans, je commence à peine à façonner cette idée… Dans le film, il y a aussi des bêtises – c’était important d’en garder la trace. Les idées changent tout le temps, et c’est bien. Il faut saisir des attitudes, des gestes, des évènements corporels, davantage que des idées.

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Vos acteurs expriment souvent le désir d’être moins « caricaturés » à l’écran. Le cinéma contemporain vous semble-t-il capturer fidèlement cet âge-là ?

Beaucoup de films capturent la jeunesse en la stéréotypant. Les clichés sont dans l’air du temps, dans la tête des gens, la société. C’est normal qu’on les retrouve au cinéma, même s’il reste un médium fabuleux pour capturer cet âge-là. Je citerai donc Passe ton bac d’abord de Maurice Pialat, parce qu’il retranscrit fidèlement ces moments-là, et Mes petites amoureuses de Jean Eustache, qui est plus formel. J’aime beaucoup Slacker de Richard Linklater, un portrait génial de son Texas natal, et Boyhood, dont le dispositif plus architecturé permet de parler du vieillissement.

Comme dans votre précédent film, Eva en août, les personnages de Qui à part nous se réinventent à travers les autres. Cette quête de soi à travers la rencontre est le grand sujet de votre cinéma, non ?

Eva en août est construit sur l’idée de la rencontre. Ici, c’est pareil : la recherche de l’identité passe par l’autre, par les circonstances – en tout cas par une certaine manière d’être avec autrui. C’est une manière d’échapper au narcissisme.

Qui à part nous de Jonás Trueba, Arizona (3 h 40), sortie le 20 avril

Image: © Arizona Distribution