Après un retour aux sources du conte macabre (The Witch, 2015), écho des perversions religieuses dans les bois hantés de la Nouvelle-Angleterre, puis une relecture de la folie lovecraftienne dans un phare abandonné au bout du monde (The Lighthouse, 2019), voici pour Eggers le moment d’explorer l’abîme des mythes nordiques.
La figure de la sorcière, celle du marin égaré ou celle du guerrier maudit par les dieux : quelles que soient les racines du trouble, il y a toujours chez le cinéaste le même désir de sonder la légende avant d’écrire ses propres fictions, visions sophistiquées et difformes nées d’un socle de croyances communes.
En bon artisan des illusions, respectueux du folklore, le réalisateur de The Northman signe cette fois une sorte d’hommage à la culture viking, tout en s’inspirant fortement de l’intrigue de Hamlet. Situé quelque part entre l’œuvre de Shakespeare, le jeu vidéo d’action God of War (2018) et l’éternel vivier des tragédies familiales, ce film hanté par le deuil donne tout d’abord l’impression de verser dans le kitsch, avant que sa folle énergie nous emporte sans plus relâcher son étreinte jusqu’à un épilogue dantesque.
Ultime passe d’armes au sein d’un purgatoire bouillant de fureur, cette issue programmée évacue le trop-plein d’énergie du héros, contraint dès le début à l’exil (Alexander Skarsgård, habité par ce rôle de colosse brisé). Au Xe siècle, Amleth, jeune prince naïf, se voit en effet privé de père et de couronne par la main assassine de son oncle, et il n’aura de cesse de sculpter son corps d’adulte pour satisfaire sa vengeance. Quitte à se faire passer pour un esclave, aux côtés d’une autre infortunée (l’impeccable Anya Taylor-Joy), et à voguer après plusieurs années d’attente vers l’île de son oncle abhorré, devenu fermier et nouveau compagnon de sa mère…
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C’est là, dans la majesté des décors d’Irlande du Nord, peu à peu frappé par de saisissants effets numériques, que The Northman projette sa magie noire à vive allure, au rythme des tambours et des mirages qui assaillent des condamnés à mort qui s’ignorent. Dans son film le plus spectaculaire, Robert Eggers ne néglige en rien l’ambition formelle de ses précédentes expériences, et laisse ici le chagrin et la rage se propager telle une épidémie de mauvais rêves. Autant d’esprits hallucinés et comme maîtres d’une longue nuit sans sommeil que ni les torches disposées le long du campement ni les divinités guidant l’orphelin en plein jour ne semblent pouvoir éclairer.
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TROIS QUESTIONS À ROBERT EGGERS
Votre représentation de l’âge viking est-elle fidèle ?
Elle est aussi réaliste que possible. J’ai eu la chance de travailler avec les meilleurs historiens. Les seules sources historiques sont les tombes et les écrits qui datent de deux cents ans après la période des Vikings, donc il faut les utiliser avec du recul. Si un Viking voyait le film, il se dirait peut-être « c’est bizarre, ils portent tous des vêtements funéraires ».
Au début, une prophétie annonce tout le déroulé du récit. Pourquoi ?
Le destin était un élément majeur de la culture viking. Dans les romans médiévaux, aussi, il y a des enchanteurs qui délivrent des prophéties. Moi, ça m’exalte. Au milieu de la pièce Vue du pont d’Arthur Miller, un narrateur extérieur raconte la fin. En tant que lecteur ou que spectateur, ça me rend impatient de la découvrir.
Comment avez-vous pensé l’esthétique des plans nocturnes ?
Jarin Blaschke, mon chef opérateur, voulait que la nuit soit éclatante. Il voyage beaucoup, et il dit que, dans le désert, la lumière de la Lune et des étoiles suffit à illuminer les alentours. Sur le tournage, on avait un ciel encore plus clair que celui qu’il avait imaginé, il avait l’air presque faux. C’est là qu’on s’est mis d’accord pour avoir cette image argentée, presque noire et blanche, pendant les scènes de nuit.
Propos recueillis par Lucie Léger.
The Northman de Robert Eggers, Universal Pictures (2 h 17), sortie le 11 mai
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