QUEER GAZE · « Titane » de Julia Ducournau

La Palme d’or de Julia Ducournau, sortie en 2021, est diffusée dans la nuit du 25 juin sur Canal+ Cinéma, dans le cadre de la programmation « festival des fiertés » de Canal+ ce mois-ci.


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Queer Gaze, c’est le cinéma LGBTQ+ raconté à la première personne par la journaliste Timé Zoppé.

Juillet 2021. Après un an et demi de pandémie et une édition 2020 annulée, me voilà de retour à Cannes. On n’a jamais eu aussi chaud sur la Croisette – le festival se tient habituellement en mai, souvent sous la pluie. C’est aussi l’année du masque dans les salles, d’un jury composé entre autres de Mylène Farmer, la chanteuse la plus camp de France, et présidé par l’inénarrable Spike Lee, d’une compétition flamboyante et clivante, à base de Julie (en 12 chapitres), d’Annette, de La Fracture (diffusé samedi 25 juin sur Canal+ Cinéma, juste avant Titane) et de Benedetta – pour moi une grande satire de l’Eglise, over-the-top avec ses visions mystiques et ses cieux hallucinés à la Era ; pour d’autres une bouse misogyne, lesbophobe et obscurantiste.

Mais Virginie Efira a beau y utiliser une statue de la Vierge comme gode pour batifoler avec une novice, ma plus grande attente, côté représentation queer, reposait plutôt sur Titane. Déjà avec Grave, Julia Ducournau avait discrètement jeté les bases d’une représentation moderne de la sexualité : les étudiants vétos à tendance cannibales du film voulaient bouffer tous les corps, sans trop de considération de genre. Avec Titane, elle franchit toutes les limites.

Découvrir le film et l’espèce de nouvelle cosmogonie queer fucked-up qu’il propose dans l’immense et fastueux Grand Théâtre Lumière de Cannes restera un de mes plus grands souvenirs du festival (avec, sur ce terrain, Mademoiselle de Park Chan-Wook en 2016 et son inoubliable scène de cunni en point de vue subjectif depuis la vulve – c’était mon premier Cannes).

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Le personnage principal, quasi mutique, est obsédé par les voitures et l’acier depuis qu’on lui a greffé, enfant, une plaque de titane dans la tête après un accident de voiture. Débarquée de nulle part (en fait, du monde du journalisme et de la mode, mais c’est son premier rôle au cinéma), la stupéfiante actrice Agathe Rousselle et son grand corps androgyne, inédit à l’écran, donnent chair à cet être aux délirantes pulsions sexuelles et meurtrières.

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Un corps qui est précisément montré dans sa matérialité, dans toutes ses dimensions et potentialités, plutôt que comme un vaisseau servant avant tout à transporter une psychologie. Le personnage n’a d’ailleurs pas l’air d’avoir beaucoup d’intériorité. Au début du film, je me souviens de cette silhouette souple et musclée qui déambule de manière virile dans l’arène de voitures d’un salon auto avec un air vénère et une veste à la Ryan Gosling de Drive.

« Ce que j’ai trouvé révolutionnaire, c’est que ce personnage mu par des pulsions de vie et de mort vient révéler les aberrations des normes sociales »

Deux minutes plus tard, on retrouve cette même silhouette en train de danser lascivement sur un capot avec des vêtements féminins hyper moulants, avant de sourire mécaniquement pour les selfies avec les visiteurs libidineux. Un corps sans genre, ou qui les contient tous, qui fait ce qu’il faut pour survivre, quitte plus tard à prendre l’identité d’un garçon disparu et à s’infiltrer dans une caserne de pompiers pour échapper à la police, dans une société qui réagit tout aussi mécaniquement à des codes établis.

« Titane » de Julia Ducournau : ce qu’en pensent les critiques sur Twitter

Ce que j’ai trouvé révolutionnaire, dans Titane, c’est que ce personnage sans psychologie ou presque, uniquement mu par des pulsions de vie et de mort, vient révéler l’arbitraire et les aberrations des normes sociales, en particulier celles de genre. Beaucoup a été dit sur son aspect « trans », certain·e·s membres de la communauté considérant que la représentation était choquante voire transphobe (deux points de vue intéressants – en anglais – sur IndieWire et Medium). Ça m’a fait cet effet avec les scènes de binding (le personnage se bande les seins de plus en plus douloureusement pour masquer sa grossesse – je ne révèle pas comment c’est arrivé, ce serait divulgâcher), qui montrent de manière dramatique et sensationnelle une pratique méconnue et peu comprise qui, correctement exécutée, n’est pas dangereuse et peut clairement améliorer le quotidien de personnes vivant mal le fait d’avoir une poitrine perçue comme féminine sans recourir à la chirurgie.

Sauf que le personnage, on nous le fait comprendre tout du long, n’est pas vraiment humain. Plus proche d’une machine, il ne se pose jamais comme modèle de parcours d’une personne trans, mais fonctionne plutôt comme un androïde au genre fluide. Une entité qui permet – d’une manière certes ultra violente mais aussi parfois très comique – aux personnes qu’elle rencontre, et surtout aux spectateurs, de prendre conscience de la rigidité des normes en détraquant tout, en déréglant les boulons pour faire gicler l’huile de moteur et l’enflammer dans un grand brasier punk.

Selon moi ni film à thèse, ni essai nihiliste, Titane est absolument queer en ce qu’il montre un personnage jamais-vu qui, par son simple mode d’existence, force à regarder le monde autrement. Comme l le poète Marguerin Le Louvier, extatique à propos du film (pour moi le plus grand spécialiste français du queer dans le cinéma de genre) : « Que cela nous serve de boussole pour faire de l’art impérativement dangereux et unsafe, on change le monde avec des œuvres qui donnent l’impression de rouler à contre sens sur le périph ou rien. »

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