Dans les studios de Boulogne, 1964. Sous des spots si puissants qu’ils en deviennent aveuglants, Romy Schneider ne peut plus résister : après avoir donné à la caméra aussi longtemps qu’elle le pouvait un regard frondeur, séducteur, elle cligne des yeux, les plisse. Puis les rouvre. À d’autres moments, on la voit enduite d’huile, recouverte de paillettes, enfermée dans un cercueil de verre, placée sous des couleurs phosphorescentes (du vert, du rose…). Elle accepte docilement tout ce que lui demande le grand cinéaste tourmenté (Les Diaboliques, 1955 ; La Vérité, 1960), qui planche alors sur L’Enfer, un film à l’ambition démesurée. Les images du film, aussi sublimes que démentes, proviennent du documentaire L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot de et Ruxandra Medrea (2009) – les réalisateurs ont retrouvé cent quatre-vingt-cinq boîtes de bobines, treize heures de pellicule, introuvables depuis des décennies –, qui ressuscitait ce projet en or massif (selon le chef-opérateur William Lubtchansky, Clouzot aurait eu droit à un budget illimité, offert par les responsables de la légendaire société de production américaine Columbia, impressionnés par les premiers tests).
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Ces essais ont eu lieu avant un tournage catastrophique, qui a épuisé toute l’équipe, assommée par les revirements incessants de Clouzot, alors grandement influencé par les jeux d’optique hallucinatoires de l’op art. Au bout de quatre jours seulement, Serge Reggiani, qui devait jouer le rôle masculin principal, claque la porte, en prétextant avoir contracté la maladie de Malte (en réalité, une belle dépression). Romy tient le coup, mais c’est Clouzot lui-même qui chancelle : il est victime d’un infarctus après trois semaines de tournage. Le projet faramineux finit à la poubelle. Mais, au début des années 1990, le producteur Marin Karmitz – fondateur de mk2, société qui édite ce magazine –, qui vient de récupérer les droits du film de Clouzot, propose à , dont il a produit les films Poulet au vinaigre (1985) ou Madame Bovary (1991), et qu’il sait friand de films noirs, d’adapter le scénario de L’Enfer. Ce que le cinéaste accepte. Qu’a-t-il gardé ? De quoi s’est-il délesté ? En somme, comment a-t-il évité la malédiction ?
Romy Schneider dans L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (c) DR
CLOUZOT VS CHABROL
Le scénario de L’Enfer nous emmène dans les tréfonds de la jalousie d’un homme (Marcel chez Clouzot, interprété par Reggiani ; Paul chez Chabrol, interprété par François Cluzet), qui tombe amoureux d’une femme d’une grande beauté (Odette chez Clouzot, jouée par Romy Schneider ; Nelly chez Chabrol, jouée par Emmanuelle Béart). Ils se marient, ont un enfant et tiennent une auberge de plus en plus populaire, car située dans une région prisée (près du viaduc de Garabit, dans le Cantal, chez Clouzot ; dans la ville de Castelnaudary, en Occitanie, chez Chabrol). Les premiers temps du mariage sont idylliques – nul besoin de s’y appesantir, ce que traduisent les ellipses et les dézooms intempestifs de Chabrol. Avant que le mari, insomniaque, ne commence à voir en sa femme une séductrice, prête à briser l’équilibre de leur mariage – il est alors assailli de visions irrationnelles. Clouzot imaginait un traitement particulier pour son film : une partie « réalité », en noir et blanc, et une partie qui retranscrit les délires schizo de Marcel, en couleurs.
François Cluzet et Emmanuelle Béart dans L’Enfer de Claude Chabrol (1994) (c) Jérémie Nassif
L’idée est de créer un espace de « non-sécurité visuelle », comme le qualifie Joël Stein, engagé pour les effets lumière (propos rapportés du documentaire de Bromberg et Medrea). Fasciné par la musique electro-acoustique, Clouzot veut aussi mettre la création sonore en avant, en multipliant les manipulations de voix. Hormis un suivi assez scrupuleux des répliques, des éléments de l’intrigue, et quelques clins d’œil (la présence au casting des deux films de l’acteur Mario David, par exemple), Chabrol a retiré du scénario de Clouzot toute sa dimension psychédélique, amenant le récit vers quelque chose de plus naturaliste, populaire, accessible (ce qui lui donne un petit côté « téléfilm du dimanche soir »).
Dans sa version, le cinéaste de la Nouvelle Vague joue avec une étonnante légèreté sur des panoramiques, des travellings énergiques (les courses de Paul pour rattraper et surveiller sa femme, qui fait du ski nautique avec un autre), des plans d’extérieur qui se laissent grignoter par des plans d’intérieur, des perspectives… Cette démarche de simplification donne l’impression qu’il a pris des précautions pour se prémunir de la malédiction. Ce qui, semble-t-il, est aussi passé par une communication avec l’au-delà : « J’étais un peu inquiet parce que, les trois premiers jours de tournage, il a fait un temps de cochon […]. J’ai vraiment eu peur que Georges [Henri-Georges Clouzot, ndlr], de là-haut, nous envoie des hallebardes. Mais finalement […] il a compris que je n’étais pas du tout plein de mauvaise volonté à son égard », expliquait-il sur le plateau d’Apostrophes, en 1994. Reste que les deux projets ont un noyau dur commun : l’étude poussée d’une jalousie masculine dangereuse qui nous parle toujours aujourd’hui.
Romy Schneider dans L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (c) DR
UNE HISTOIRE SANS FIN
« Le départ de ce film est une histoire d’insomnie. J’ai eu une idée : explorer cette espèce de malaise anxieux qui me prend chaque nuit et m’empêche de dormir », avait confié Clouzot à la télévision, avant le début du tournage de son film (extrait montré dans le documentaire de Bromberg et Medrea). La force de L’Enfer tient en grande partie à son caractère introspectif – si Clouzot ne se filme pas lui-même, il s’étudie intensément, plus que jamais auparavant. La matrice de L’Enfer est là, dans le pli des visions troubles d’un homme qui n’arrive pas à fermer l’œil. Ce dernier pallie cette impuissance (camouflée dans le film par une peur profonde d’être trompé, donc « démasculinisé ») en se remplissant l’esprit d’images mentales délirantes.
« Clouzot et les arts plastiques » : le tourbillon infini
Mais, ce qui frappe le plus dans le scénario, c’est sa manière de faire évoluer le regard que le spectateur porte sur Odette/Nelly, qui passe de lolita aguicheuse, avec ses décolletés et autres cache-cœurs, à victime, sans l’ombre d’un doute (une réalité présente depuis le début, mais étouffée par le regard du personnage masculin). En creux, le scénario documente les étapes qui mènent au féminicide (en l’occurrence, le féminicide conjugal), si répandu dans la société qu’il dépasse le cadre individuel. À la fin de son film, éreintant, Chabrol en remet une couche, affichant sur un carton ces mots tranchants : « Sans fin. » Presque soixante ans après l’abandon de Clouzot, et trente ans après la sortie du Chabrol, on ne peut qu’arriver au constat que l’enfer est bien là, et le paradis bien loin.
L’Enfer de Claude Chabrol, à voir sur mk2 Curiosity