Quentin Dupieux : « J’ai toujours au fond de moi ce goût du film qui ne devrait pas exister »

Avec « Yannick », film-surprise dont l’existence a été soigneusement tenue secrète, Quentin Dupieux signe une passionnante comédie noire, dans laquelle un spectateur interrompt une mauvaise pièce de boulevard – intitulée Le Cocu – pour reprendre le spectacle en main. Le cinéaste nous parle de ce récit dépouillé, personnel et quasi réaliste qui tranche avec le reste de sa filmographie.


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Comment est née l’envie de tourner votre nouveau film, Yannick ?

Elle est née l’année dernière à Cannes, après la projection de mon film Fumer fait tousser. Quand on est le créateur d’un film, le plaisir se dilue au fur et à mesure des visionnages. Et si cette projection cannoise était un super moment avec toute la distribution, moi, je m’ennuyais profondément, car je connaissais le film par cœur. Mais, lors du sketch dans lequel Blanche Gardin broie son neveu dans une machine – portion du film dans laquelle joue aussi Raphaël Quenard –, je me suis dit qu’il se passait un truc spécial. Et j’ai eu envie d’écrire pour Raphaël, acteur que je commence à bien connaître et que j’avais invité dans Mandibules avant qu’on commence à le voir partout. Je lui ai proposé de faire un film ensemble, un truc gratuit, entre nous. J’ai écrit le scénario assez vite dans la foulée. Blanche Gardin et Pio Marmaï ont rejoint le projet, et on a tourné très vite. Bon, Yannick a quand même été produit un peu dans les règles et pas de façon totalement pirate.

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À l’origine, vouliez-vous faire un film pirate ?

Oui, je voulais faire autrement, en dehors des rails classiques de production. Je fais un film par an, avec une préparation sur plusieurs mois et une forme de confort. Là, j’avais envie de revenir à mes premières amours, c’est-à-dire au film impossible. J’ai toujours au fond de moi ce truc qui brûle, ce goût du film qui ne devrait pas exister. Yannick est comme une sortie de route dans ma filmographie, c’est un objet à part. Le paradoxe étant que c’est concret comme cinéma, c’est une situation qui pourrait vraiment exister. Contrairement à mes derniers films avec une mouche géante [Mandibules, ndlr] ou un couloir temporel à la cave [Incroyable mais vrai, ndlr].

Comment avez-vous réussi à garder secrets la préparation et le tournage du film ?

On a caché ce film, car, déjà, on ne voulait pas qu’il perturbe le bon déroulement de la préparation de Daaaaaali ! [film sur la figure du peintre Salvador Dalí, que Quentin Dupieux a tourné en hiver dernier et qui sortira en 2024, ndlr]. Je ne voulais pas faire peur aux partenaires financiers en leur disant que j’allais réaliser un autre film juste avant. On a donc gardé Yannick en dehors des radars, aussi pour le plaisir de faire une surprise au public.

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Yannick est un personnage inquiétant, qui interrompt une pièce de théâtre avec un discours quasi poujadiste. Mais sa demande d’un spectacle de meilleure qualité s’avère au fond plutôt cohérente.

Il y a un truc marrant dans la gêne que crée l’interruption d’une représentation théâtrale. Parce que ça ne se fait pas. Yannick est un peu l’équivalent d’un relou sur Twitter, qui prendrait la parole dans la vraie vie. Ces gens que tout emmerde et qui déchargent leur frustration sur le web ne sont pas forcément des sociopathes en vrai. Et c’était intéressant d’imaginer que ce type n’est pas juste un haineux qui veut perturber une représentation ; il a un discours et il déroule une pensée. Et il a un vécu qui fait qu’il n’est franchement pas si con. Ce personnage me parle beaucoup pour ça : son discours remet en question la soirée de tout le monde. Comme j’ai écrit le rôle pour Raphaël Quenard, dont j’aime le phrasé, j’avais sa voix en tête en écrivant. C’était amusant de faire parler un spectateur, car ça n’arrive jamais.

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Avez-vous tenu au réalisme du film en enlevant volontairement tout ce qui aurait pu être trop absurde ?

J’ai tellement fait de films qui reposent sur des principes absurdes avec des pirouettes et des jeux temporels que ça devenait soudain surprenant d’en réaliser un dans lequel il n’y avait pas tout ça. J’avais envie d’être un peu à poil, sans effets, pour explorer cet enjeu du temps réel, qui est une zone hyper dangereuse au cinéma. Il y a à peine deux ou trois ellipses dans le film, c’est rarissime. Il n’y a pas d’artifices, et le rythme des dialogues a lui aussi un aspect réaliste.

Ce réalisme engendre aussi progressivement une vraie émotion. Comme c’est de plus en plus le cas dans vos films.

Quand je tournais en anglais [Rubber, Wrong, Wrong Cops et une partie de Réalité, ndlr], je m’intéressais surtout à des sensations de cinéma, de montage, de musique. J’adorais bosser avec les comédiens, mais je ne m’attachais pas aux personnages. Depuis mon retour en France [avec Au Poste !, sorti en 2018, ndlr], je m’y intéresse davantage. On pourrait dire que Mandibules est le film le plus débile de la décennie, mais, si tu remplaces la mouche par un chien, ça devient un récit touchant. Avec Incroyable mais vrai, j’embrouille le truc avec un concept fantastique, mais c’est l’histoire d’une femme qui veut rajeunir et d’un mec perturbé par son boulot : un film social sur un couple. Yannick, qui est, au fond, mon film le plus normal et avec le moins d’artifices, a lui un angle « anti-fabriqué » et « anti-cinéma » qui fait que les comédiens vont en effet créer une émotion.

« Incroyable mais vrai » : la nouvelle fantaisie absurde de Quentin Dupieuxcbd3abd9 f472 4965 9da3 8e8ca76b327d yannick3

Après ce film, qui prend en compte une forme de souffrance contemporaine, pensez-vous aller un jour vers un cinéma ancré dans l’actualité, avec un point de vue politique ?

Alors, politiquement, je ne pense rien, déjà. Il y a des artistes qui s’en chargent et qui sont parfaits. Mais, comme tout le monde, je vois les infos, je reçois tous les pépins de l’époque, ils viennent à moi. Je ne vis pas dans une bulle, donc, quelque part, ça ressort de manière détournée, exactement comme dans Yannick. Et il n’est pas impossible que je trouve un autre ressort à un moment donné dans mon cinéma, pour parler davantage de notre époque. Dans Fumer fait tousser, il y avait plein d’échos à l’actualité, mais de manière tellement gadget que personne à la fin n’avait emmagasiné ces informations.

Allez-vous continuer sur le même rythme créatif ? Après Yannick et Daaaaaali !, que nous réservez-­vous ?

Le prochain film est déjà écrit et sera a priori en anglais. C’est un peu plus gros que d’habitude, et ce sera encore un truc nouveau dans ma filmographie. Si on n’essaie pas de se renouveler, on s’ennuie.

Yannick de Quentin Dupieux Diaphana, sortie le 2 août

Photographie : Julien Lienard pour TROIS COULEURS

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