Lina Soualem : « On peut être attachée à une tradition familiale et avoir un désir de liberté »

[ENTRETIEN TRANSMISSION] Avec « Leur Algérie », son premier documentaire sorti en 2021, Lina Soualem regardait du côté du père (l’acteur Zinedine Soualem) et de ses grands-parents algériens exilés en France. Avec « Bye Bye Tibériade », elle se tourne du côté de la mère, l’actrice Hiam Abbass, et des générations de femmes palestiniennes de sa famille. L’occasion de revenir sur l’importance de la transmission, alors que ce geste d’exhumation familial est rattrapé par la terrible actualité.


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Que vous ont légué vos parents, tous deux acteurs ?

Quand nous étions petites, ma sœur [Mouna Soualem, également actrice, ndlr] et moi, ma mère nous poussait à aller au-delà de la rancune, elle nous encourageait à pardonner, c’est quelque chose que sa mère lui a transmis. J’ai aussi hérité du cinéma par mes parents. J’ai grandi en les voyant à la maison, mais aussi en images dans les films et dans les archives que tournait mon père. Même si j’ai un peu rejeté le cinéma au départ, j’y suis revenue naturellement. Mes parents m’ont transmis aussi leur culture, surtout ma mère. 

Quand j’étais petite, elle ne me parlait qu’en arabe palestinien puisqu’elle ne connaissait pas encore le français. Ils nous ont aussi transmis le sens de la famille. Ma mère vient d’une fratrie de dix. Mon père était très proche de ses parents, il ne connaissait pas la famille élargie puisque mes grands-parents avaient immigré d’Algérie. Dès que nous avions des vacances, c’était soit l’Auvergne, soit la Palestine. La famille, chez nous, ça a toujours été beaucoup de joie. En revanche, mon père ne m’a pas transmis la culture algérienne, l’histoire de l’Algérie, à part la nourriture. C’était tout le sujet de Leur Algérie.

« Leur Algérie » : travestir le chagrin

Est-ce que votre désir de faire des films s’est d’abord construit sur un manque ?

D’un point de vue personnel, je voulais reconstituer le puzzle de la mémoire et je savais aussi que ce n’était pas quelque chose que je traversais seule, que beaucoup d’enfants et de petits-enfants d’immigrés faisaient face à la difficulté de trouver leur place au milieu de cultures et d’identités différentes. Quand on n’a pas accès à la langue de ses parents ou de ses grands-parents, c’est comme si on n’allait jamais pouvoir les comprendre entièrement ou percevoir tout leur imaginaire. 

Faire ces films était vital. Il fallait que je reparte en arrière pour revenir au présent. C’était aussi comme une mission que je m’étais fixée, qui était de rendre visibles des histoires invisibilisées, de redonner la parole à des gens dont la parole a été tue.

Faire Bye Bye Tibériade m’a permis de rendre immortelles ces femmes, de rendre accessibles leurs histoires. J’ai des cousins nés là-bas qui m’ont remerciée et qui sont encore plus en difficulté que moi sur cette question de place. En tant que Palestinien, on ne sait plus trop comment la trouver. 

Le film est traversé par la peur de la disparition, celle de ces récits de femmes, mais aussi celle d’un territoire, la Palestine. Comment vivez-vous l’écho que la sortie de votre film crée alors que la guerre Hamas/Israël a récemment éclaté ?

Le plus marquant, pour moi, c’est que j’ai pensé ce film comme une histoire qui ne se termine jamais : on commence avec le lac, on termine avec le lac. On commence dans le passé, on finit au présent, mais pendant tout le film on ne cesse de faire des allers-retours.

On voit que la perte a été réelle et qu’elle est toujours très présente. Quand on quitte un endroit là-bas, on ne sait jamais comment on va le retrouver. On s’accroche alors à nos souvenirs. C’est un peu ce qui s’exprime dans la voix off à la fin du film. J’ai hésité à la garder, je ne voulais pas transmettre ma peur. 

Je me rends compte aujourd’hui, avec ce qu’on voit à Gaza, que cette perte est réelle. Je ne saurais pas dire si c’est pire que 1948 [exode durant lequel les Palestiniens ont été chassés de leurs terres au lendemain de la proclamation de l’État d’Israël, ndlr], mais je sais qu’à cette époque 90 % des villages palestiniens ont été détruits, 700 000 Palestiniens ont été expulsés [dont la famille de la mère de Hiam Abbass et grand-mère de Lina Soualem, ndlr]. 

Les images qu’on voit aujourd’hui, de ces gens qui partent avec leurs affaires sur le dos, les maisons rasées, ce sont des choses que j’ai entendues de ma grand-mère. Ce qui est fou surtout, c’est qu’on parle toujours de Gaza comme si c’était une entité coupée du reste de la Palestine. Alors, évidemment, elle est coupée à cause du siège, mais les Palestiniens de Gaza sont des Palestiniens comme les autres, 60 % d’entre eux ne sont pas originaires de Gaza, mais sont des réfugiés d’autres parties de Palestine qui ont été expulsés en 1948. 

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Bye Bye Tibériade

Je me dis que ma famille a eu de la chance d’échapper à cela, de rester en Galilée [après avoir été expulsée en 1948 de la ville de Tibériade, au bord du lac de Galilée, la famille de sa grand-mère a fini par s’installer à Deir Hanna, dans la même région, dans le nord d’Israël, mais plus au cœur des terres, ndlr], mais c’est le hasard de l’histoire. Il n’y a pas de résonance, c’est juste la même chose.

Les premières semaines ont été très difficiles, notamment en raison du traitement dans les médias, de la déshumanisation des Palestiniens. Mais c’est quelque chose qui a toujours existé. Quand j’ai commencé à écrire le film, en 2017, j’en parlais déjà. Là, c’était si violent que, pour la première fois de ma vie, alors que je vis en France, j’ai eu peur de sortir dans la rue, peur de l’autre, de celui qui nie notre existence. C’est peut-être de la paranoïa, mais ça vient d’une réalité. Bizarrement, quand on entend tous les jours des choses qui stigmatisent, on finit par les intégrer inconsciemment. 

Le film dessine une généalogie sur plusieurs générations de femmes. Y a-t-il eu des femmes artistes qui ont été déterminantes dans votre construction ?

C’est très cliché, mais j’ai envie de dire ma mère. J’étais assez grande quand je l’ai vue travailler. Plus petites, on allait beaucoup sur ses tournages. J’admirais tout ce qu’elle faisait, les gens avec qui elle travaillait. Son parcours me fascine. La première chose que j’ai écrite en pensant au film était : comment cette petite fille de Deir Hanna, d’une famille de dix enfants, née dans un village dans lequel il n’y a ni théâtre ni cinéma, devient une actrice de renommée internationale [récemment, on a notamment pu voir Hiam Abbass dans la série américaine Succession, ndlr] ? 

J’admire aussi beaucoup bell hooks et Angela Davis. Je suis fascinée par ces femmes militantes qui ont côtoyé des milieux artistiques, qui se sont engagées dans des luttes, qui étaient entourées majoritairement d’hommes assez machistes et qui malgré tout n’ont pas abandonné. C’est ça que j’ai voulu aussi explorer dans le film : comment redonner de la complexité à ces femmes ? Je voulais montrer qu’on peut être à la fois attachée à une tradition familiale, à une culture, tout en ayant un désir de liberté, d’indépendance. Ce n’est pas contradictoire : mener son chemin ne veut pas dire rompre. C’est un aspect qui va à l’encontre des représentations des mères, des femmes arabes, noires et racisées. Souvent, leur émancipation est montrée de manière hyper exagérée.

Quels ont été les films importants pour vous dans l’enfance ?

Mon père nous montrait des films en noir et blanc comme Les Sept Samouraïs [d’Akira Kurosawa, 1955, ndlr], les films d’Elia Kazan, La Nuit du chasseur [Charles Laughton, 1956, ndlr], que j’ai vu assez jeune, qui m’a bien traumatisée et que j’adore, comme aussi Le Roi et l’Oiseau [de Paul Grimault, 1953, ndlr]. 

Il nous montrait des Hitchcock, les films d’Youssef Chahine. Il nous emmenait souvent au cinéma. Comme mon père était au Théâtre du Soleil [fameuse compagnie de théâtre fondée par Ariane Mnouchkine, ndlr], il avait beaucoup d’amis qui montaient ou jouaient des pièces de théâtre. Il nous a fait voir plein de choses. On a eu de la chance d’avoir accès au cinéma et en particulier au cinéma du monde arabe, qui n’était pas forcément accessible en France.

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La Nuit du chasseur de Charles Laughton

Plus tard, à l’adolescence, il y a eu des cinéastes importants qui ont construit votre cinéphilie, détachée de celle de vos parents ?

J’allais beaucoup au cinéma quand j’étais étudiante à la Sorbonne, j’avais accès aux salles du Ve arrondissement, où sont projetés plein de vieux films. Quand je voyais des fictions, j’étais très admirative, je n’arrivais pas à comprendre comment les cinéastes pouvaient créer des choses aussi puissantes, avec de tels pouvoirs d’identification. Je me souviens qu’Une femme sous influence de John Cassavetes [1976, ndlr] m’avait complètement chamboulée. Minnie et Moskowitz [de John Cassavetes, 1972, ndlr] m’avait aussi beaucoup marquée, avec ces relations entre personnages un peu marginaux, un peu fragiles. 

Je pense évidemment qu’à ce moment-là je rêvais déjà de faire du cinéma, mais que je ne l’assumais pas. C’est plus tard, à 23 ans, quand j’étais en Argentine et que je programmais dans un festival de cinéma des droits de l’homme, que j’ai découvert le documentaire. Je me suis rendu compte à quel point la réalité pouvait transmettre des émotions et des choses très personnelles. Tout à coup, ça m’est apparu plus accessible. 

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Une femme sous influence de John Cassavetes

Il y a un film en particulier qui a été une grande inspiration, A World Not Ours de Mahdi Fleifel, un réalisateur palestinien qui vit au Danemark. Il y raconte les vacances passées dans sa famille palestinienne qui vit dans un camp de réfugiés au Liban. Il est content d’y aller, de voir ses cousins. Mais il se rend compte que sa famille ne peut pas sortir de ce camp, qu’elle a un statut de réfugiée. Le film raconte alors des parcours de vie tragiques, avec des personnages dans des situations très difficiles. Et, en même temps, tu ris beaucoup. Quand j’ai vu ça, j’ai tout de suite fait le lien avec ma famille. Il y a aussi le film Stories We Tell de Sarah Polley, sur les relations familiales et le secret, qui est incroyable.

Est-ce que vous avez envie d’aller vers la fiction ?

Oui, j’ai envie d’explorer une écriture moins pesante, d’aller davantage vers l’imaginaire, chose que j’ai commencé à faire dans Bye Bye Tibériade grâce à l’écriture de la voix off. Pendant les trois ou quatre dernières semaines de montage, j’ai beaucoup écrit et lu, et je me suis rendu compte que le réel parfois me tétanisait. 

J’ai un projet de fiction, qui pour l’instant est à une étape très préliminaire. J’ai aussi encore beaucoup d’archives personnelles que j’ai envie de développer, des archives des années 1990, notamment à Gaza, où nous étions allés, ma mère, mon père, ma sœur et moi, visiter des amis. On nous voit à la plage en train de nous baigner, de manger du poisson. Aujourd’hui, j’ai du mal à les regarder quand on voit ce qu’il reste de tout ça, quand on voit la destruction. Il faut que j’arrive à prendre un peu de distance, la réalité est trop dure, là. 

Cette année, je suis en résidence aux Ateliers Médicis, à Clichy-Montfermeil, et j’explore des formes d’écriture un peu plus hybrides, en apprenant d’autres artistes qui font à la fois des films d’art et du cinéma, comme Ali Cherri, qui avait fait Le Barrage [2022, ndlr]. Ce sont des gens qui m’inspirent.

Bye Bye Tibériade de Lina Soualem, JHR Films (1h22),sortie le 21 février.

Photo de couverture (c) Louay Nasser