FLASHBACK · « Solaris » d’Andreï Tarkovski a 50 ans

Cinquante ans après la sortie du film de science-fiction d’Andreï Tarkovski, Pierre Léon, cinéaste français ayant grandi en U.R.S.S., se souvient de sa découverte du réalisateur soviétique.


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Grand Prix du Jury au Festival de Cannes 1972 puis sorti en France en février 1974, Solaris est le troisième long métrage d’Andreï Tarkovski. Adapté du roman de science-fiction éponyme du polonais Stanisław Lem, le film raconte le périple d’un psychologue, dévasté par le suicide de son épouse, qui débarque dans une station spatiale en orbite autour de la planète Solaris. Découvrant sur place d’étranges phénomènes qui font perdre la raison à l’équipage, le docteur semble soumis à son tour à de troublantes hallucinations…

Cinéaste et critique français né à Moscou, Pierre Léon (qui a notamment réalisé L’Idiot et Deux Rémi, deux) se souvient de l’atmosphère qui entourait le cinéma de Tarkovski en URSS. « Mon adolescence a commencé à Moscou, où je suis né. Quand j’ai vu pour la première fois Andreï Roublev, j’avais 14 ou 15 ans. C’est l’ambiance qui m’a marqué : le film n’était pas interdit, mais les apparatchiks culturels avaient tout un arsenal d’astuces pour rendre les films indésirables quasiment invisibles. On ne les passait pas dans les cinémas du centre de Moscou.

Je me souviens de l’expédition pour une salle immense de la périphérie, et pleine à ras bord, pour une séance annoncée nulle part. C’est ça le souvenir d’un jeune snob moscovite des années 70 – je ne connais pas de gens plus snobs que les Moscovites. Dans sa dernière interview Tarkovski dit d’ailleurs que ce sont surtout les jeunes Soviétiques de 16-17 ans qui étaient le cœur de son public. »

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Pierre Léon découvre par la suite Solaris, pour lequel il garde une tendresse particulière. « Solaris, c’est une autre histoire. Les Soviétiques étaient de grands lecteurs de SF, ce que je n’ai jamais été. La première fois que je l’ai vu, je n’ai rien compris. Je l’ai revu plus tard, et je l’ai aimé, surtout toute la première partie, où nous assistons à ce qu’on appelle aujourd’hui une visio-conférence, avec un jeu assez subtil de points de vue croisés, qui brouille les espaces. C’est une coulée de plans de têtes qui parlent. C’est pour moi la seule expérience de montage un peu sérieuse de Tarkovski, qui dédaignait Eisenstein.

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Solaris d’Andreï Tarkovski (1972)

Le point central, c’est la terreur devant l’avenir d’un univers dont l’homme aurait disparu. Le film est rond, comme la nature, il n’y a pas d’angle droit. Plus oblique que rond, c’est pour ça que le film-culte est le trapézoïdal Stalker. Solaris est beaucoup plus original, et il comporte beaucoup de points de fuite pour l’imagination du spectateur. » Occasion au passage pour notre invité de signaler la sortie fin 2023 d’un livre de Jacques Aumont intitulé Tarkovski Solaris 1972 : Voyage au bout de soi-même (chez 202 éditions).

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Au-delà du cas de Solaris, Pierre Léon entretient désormais un rapport plus détaché à l’œuvre de Tarkovski. « Il était dans mon Panthéon, mais les Panthéons cinéphiles ne peuvent être que provisoires, et virtuels. Les films, eux, demeurent. De Tarkovski, je garde Le Miroir, et aussi ses chevaux et ses pommes qui viennent directement de chez Dovjenko [considéré par certains historiens comme l’un des inventeurs du cinéma ukrainien, ndlr]. »

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Solaris d’Andreï Tarkovski (1972)

Concernant la réputation de cinéma mystique et quasi inaccessible au commun des mortels qui entoure parfois le travail de Tarkovski, Pierre Léon a une explication bien précise. « Que ce soit un cinéma de parabole me semble peu discutable : à partir du moment où l’on accepte ce jeu, rien ne me semble inaccessible, au contraire. C’est un peu comme la Bible, dont Saint Augustin disait qu’elle avait été écrite pour les enfants. Ce qui donne cet effet d’hermétisme, c’est la figure de l’artiste, qui prend toujours beaucoup de place.

Il n’y a pas de personnages chez Tarkovski, juste des figures imaginaires précipitées dans un espace entièrement artificiel, vide, presque sans réel. Je crois que ses films ne sont pas tant intéressants par le rendu palpable d’une époque, ni même d’une métaphysique (Khoutsiev, Mouratova ou Iosselliani s’y sont mieux pris), que par leur attachement presque viscéral aux canons de l’art byzantin, qui n’a pas bougé, qui n’a pas d’histoire : l’image est immobile et éternelle. Cela aussi nous dit quelque chose sur la Russie d’aujourd’hui. »