Cet article fait partie du dossier « C’était mieux après », publié dans le °200 de TROISCOULEURS. Retrouvez tous les autres articles ici.
En 1987, Frédéric Back achève un film inspiré d’un texte de Jean Giono, L’Homme qui plantait des arbres. Accueilli par la télévision canadienne, ce peintre de formation a élaboré un style à base de pastels et de crayons de couleur, avec lequel il chante les harmonies perdues et la fusion des êtres avec leur environnement. Ses nuanciers de couleurs préférant l’aplat au trait aident au spectacle des métamorphoses : les vivants n’ont pas de contours nets, et l’entr’appartenance universelle se dessine à force d’épanchements chromatiques et d’absorptions plastiques.
Quelques années auparavant, son sublime Crac (inédit en France) racontait sans paroles le destin d’un arbre devenu chaise à bascule puis pièce de musée, revisitant au passage l’histoire du Québec à travers une farandole où tout ce qui gît sous le ciel – humains, animaux, végétaux et minéraux – est emporté dans la danse des coloris. Malgré ces débordements énergiques, ce film était comme les précédents, travaillé par un sentiment de perte que Back mettait au compte des exploitations ravageuses du vivant. En se tournant vers le texte que Giono avait publié en 1953, il entendait narrer la réparation du monde. La fable est simple, et portée par une voix off dont le cinéaste s’était jusqu’alors écarté : trente ans durant, un berger des Alpes plante des arbres dans les territoires dévastés qu’il traverse, jusqu’à ce que les montagnes reverdissent et qu’avec les forêts revienne la biodiversité.
Le futur du cinéma… La nature au cœur des films
Le film commence sur des teintes grises, au spectre étroit, pour aller graduellement vers l’explosion ondulatoire des pigments. Coloriste de génie, Back sait aussi insuffler aux formes les flux du vent et de l’écoulement et imprimer la puissance des transfigurations. Il le montre encore avec son dernier film, Le Fleuve aux grandes eaux (1994), consacré à l’histoire du Saint-Laurent et de ses berges, première œuvre d’animation à avoir pour personnage et récit un environnement et son évolution. Ces boucles écosystémiques étaient déjà en germe dans L’Homme qui plantait des arbres, puisque sa morale implique qu’en retour les arbres fassent pousser les humains. De tels films nous apprennent à vivre autrement plutôt qu’à désirer autre chose.
Un an après L’Homme qui plantait des arbres, Hayao Miyazaki, qui vient de publier un texte admiratif à propos du film de Back, fabule à son tour cette transmission de l’art pépiniériste. Après les récits catastrophistes de Nausicaä de la vallée du vent (1984, date de sortie japonaise) et du Château dans le ciel (1986), racontant l’asphyxie de mondes détruits par une humanité en proie au complexe d’Icare, Mon voisin Totoro (1988) lui permet d’imaginer un réenchantement négocié par une alliance interespèces. Deux petites filles, Mei et Satsuki, emménagent à la campagne en compagnie de leur père, paléoanthropologue, qui, fort de sa connaissance de l’archipel d’autrefois, leur explique que jadis « les humains et les arbres étaient amis ». Cette affirmation, Miyazaki l’a piochée dans un ouvrage pour lui décisif, L’Origine de la culture des plantes et de l’agriculture de Sasuke Nakao. L’ethnobotaniste y avance que, jusqu’à une période récente, l’essentiel du territoire japonais était parsemé d’arbres avec lesquels les populations entretenaient une familiarité aujourd’hui inimaginable.
Mon Voisin Totoro (c) Le Studio Ghibli
Le cofondateur du studio Ghibli a vu dans cette thèse de quoi étayer l’animisme dont il se revendique, et qui aurait hélas presque disparu à la suite du meurtre de la nature. Celui-là même qu’il raconte dans un film conçu comme le pendant tragique de Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké (1997), dont le récit s’achève sur la mise à mort de l’esprit de la forêt. Mais, dans le film de 1988, l’heure est à la revégétalisation. Lors d’une escapade, Mei rencontre celui qu’elle baptise « Totoro » (translittération de « troll »), créature aussi énigmatique que souriante et velue, descendant en droite lignée d’un court métrage réalisé par Hayao Miyazaki et Isao Takahata lors de leurs jeunes années, Panda petit panda (1972), où, déjà, il s’agissait de franchir le fossé séparant le règne humain de ce qui l’entoure. Parce que Satsuki lui avait un soir donné un parapluie, Totoro offre en retour aux enfants des graines dont il accélère la germination. Il leur permet aussi de traverser les champs et les bois agrippées à ses poils ou à bord d’un « chat-bus », pour qu’elles apprennent à voir le monde avec des yeux non humains.
Le futur du cinéma… Des tournages en studios verts
Cette fable forestière dont le cœur s’exprime sans mots (Totoro ne parle pas) repose sur l’échange de dons se substituant aux relations d’exploitation, afin de rétablir une coexistence des espèces s’appuyant sur une diplomatie animiste. C’est là la signature du studio Ghibli, au-delà des seuls films de Miyazaki : traiter l’environnement comme un milieu (un espace dont on ne s’excepte pas) plutôt qu’un décor, un paysage détaché et fixe avec lequel on ne peut interagir. Cette position à la fois esthétique et morale explique les mots souvent durs de Miyazaki à l’encontre de Walt Disney. Inversement, son amitié avec John Lasseter, réalisateur de Toy Story (1996) ou 1001 Pattes (1999), est notoire. Si le réalisateur star de Pixar, Pete Docter, a œuvré au sein de la maison Disney après le rachat de son studio, il est frappant de constater que les mêmes arches d’alliance traversent les films produits par sa branche créative : que raconte Là-haut (2009) sinon la domestication disneyienne des animaux (le vieux chasseur avec ses chiens doués de langage) au profit d’une entente sans paroles entre un enfant et un animal fabuleux inspiré du dodo (première espèce à être exterminée par la nôtre) ? Des deux côtés du Pacifique, une même défense des milieux vivants est clamée au nom d’une sociabilité transcendant les frontières de l’espèce.
QUEER GAZE · « Le Château ambulant » de Hayao Miyazaki (2005)
Princesse Mononoké (c) Studio Ghibli
AUX BEAUX MILIEUX
Du côté du documentaire, l’œuvre de Dominique Marchais a su elle aussi figurer la complexité des écosystèmes et la diversité des liens qui s’y tissent ou des conflits qui les traversent. Le Temps des grâces (2010) est une enquête constituée d’entretiens avec différents acteurs ou témoins du monde agricole explorant l’inquiétude de ce que les générations peuvent transmettre comme savoirs et comme sols. Avec La Ligne de partage des eaux (2014), le cinéaste a ensuite arpenté le bassin versant de la Loire à la rencontre de celles et ceux qui participent à ses mutations : des maires pris entre la préservation de l’emploi et celle de l’environnement, un paysagiste s’interrogeant sur les moyens d’accommoder les défigurations de l’espace, des éleveurs, des chercheurs ou des pêcheurs, et, bien sûr, tout ce vivant muet mais central, des arbres aux rivières en passant par des batraciens et des bovins.
Le Temps des grâces de Dominique Marchais (c) Capricci
Marchais ne prend pas plus parti qu’il n’oppose les groupes. Sa mosaïque de points de vue interroge ce que l’eau partage, au sens de frontière mais aussi de lien, faisant du fleuve et de ses affluents autant de fils tissant les destins. Et si le film ne déroule aucun programme, il rappelle puissamment cette évidence : il n’y a pas de vie hors-sol, la terre et l’eau qui la gorge sont les ferments de toute communauté. Son film suivant, Nul homme n’est une île (2018), change d’échelle pour articuler le local au global, allant d’une coopérative sicilienne accueillant des poules sauvées des usines de ponte aux Alpes suisses où des architectes œuvrent à revitaliser des zones tournant le dos à l’exploitation intensive. Tout être est terrestre, et tout geste planétaire : morale banale, peut-être, mais que le cinéma matérialise rarement avec autant de force.
« Dark Waters » : le réquisitoire écolo de Todd Haynes
À la même période, dans le pays de Caux, Madeleine recueille un marcassin, et Pierre Creton filme ce compagnonnage que menacent chasseurs et autorités. Mais Va, Toto ! (2017) n’en tire aucun argument manichéen, regardant toutes les parties avec la douceur attentive qui traverse l’ensemble de l’œuvre de ce cinéaste et travailleur agricole. Secteur 545 (2006) interrogeait déjà plusieurs éleveurs sur leurs relations aux bêtes, pistant l’affection qui, malgré tout, redouble le rapport utilitaire. Va, Toto ! démultiplie les liens, suit en Inde un amant que la proximité des singes ravit, accompagne un homme vieillissant entouré de félins, observe deux dames traitant leur potager avec de tendres égards ou filme quelques caresses dans un sauna gay. Partout ce même affect que fait résonner le titre d’un autre film de Creton, N’avons-nous pas toujours été bienveillants ? (inédit en France). Ainsi va l’amour des milieux, aveugle aux différences d’espèces.
Autant de films qui nous aident à renouer avec les autres, avec soi-même, avec le sol ou le ciel. Ce sont ces mêmes rapports de voisinage qu’oublie souvent « l’apocalyptisme » à la mode dans tant de blockbusters, dans lesquels des planètes ravagées donnent libre cours à toutes les fantaisies survivalistes. Ces récits-là voient grand et loin, tout en peinant à projeter un avenir sans désastre. Les films égrenés ici sont, eux, dévolus au proche et au présent, rappelant qu’on ne rêve bien l’après qu’en éclairant de près le maintenant.